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Ainsi parlait Mihai Eminescu, Dits et maximes de vie, choisis et trad. roumain, Nicolas Cavaillès (par Marc Wetzel)

Ecrit par Marc Wetzel le 15.10.24 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Ainsi parlait Mihai Eminescu, Dits et maximes de vie, choisis et trad. roumain, Nicolas Cavaillès, Edition bilingue, Arfuyen, septembre 2024, 176 pages, 14 €

Ainsi parlait Mihai Eminescu, Dits et maximes de vie, choisis et trad. roumain, Nicolas Cavaillès (par Marc Wetzel)

 

C’est un peu comme ceux qui n’ont une bonne tête que parce qu’ils n’ont pas le temps d’en avoir une mauvaise : Mihai Eminescu (1850-1889) était inventif et intelligent parce que le loisir d’être bête et ennuyeux ne lui a pas été accordé. Sa vie (collégien surdoué brisé par ses propres fugues, ardent amoureux tôt crucifié par la syphilis – « le carquois de l’amour est doré, mais sa flèche est empoisonnée… », fragment 116 –, gratte-papiers alcoolique peu à peu délirant, pensionnaire de sanatorium tardivement pensionné par l’Etat…) a accablé son génie (étincelant, multiforme, démiurgique et… érudit) – génie créateur d’innombrables personnages, spéculations et rêves (et recréateur de sa langue nationale) qui n’aura trouvé, à 39 ans, son chez-soi que dans la mort – une mort que dès 21 ans il se souhaitait ainsi :

« La mort ne dure qu’un instant – et n’est pas douloureuse. Rappelez-vous seulement à quel point les malades comme les corps épuisés se sentent bien, avant de s’endormir ; rappelez-vous à quel point l’âme épuisée se sent bien, apaisée, avant de clore ses feuilles d’écriture, rajeunies. Insensible dans le sommeil, insensible dans la mort. Peu à peu, l’on n’entend plus battre que les rêves qui pénètrent encore – après quoi, rien. Le sommeil t’a enfermé dans son empire de paix ! » (fr.36).

C’est d’abord et toujours un romantique (« Toute la terre, le lac, le ciel… tous, tous sont nos amis… », fr.178) tardif – quelqu’un qui estime de toute son âme que l’Immense Nature pense, qu’elle a des projets pour nous (en tout cas par nous : qu’elle attend, pour l’élan et la substance de son propre devenir, quelque chose de nos vies), et il l’énonce, comme toujours, de manière dense et téméraire : « En chaque être humain, un monde s’essaie », dit-il (fr.86). Oui, quelque chose « s’essaie » dans les formes que sont les hommes, comme dans celles qu’ils créent, parce que d’abord, devine-t-il, la Nature attend quelque chose de ses propres formes. Là aussi, formule nette et décisive : « Le dieu d’un morceau de matière : la forme » (fr.37). Et cette sorte d’immense et perpétuelle aspiration de la Nature à se donner des formes compte sur l’esprit humain, quitte à le torturer, le briser, le faire en tout cas servir à sa mystérieuse et implacable démiurgie. D’où le constat, à la fois exalté et résigné, qu’il fait de sa propre contribution mentale et spirituelle : « Pour un grand esprit, tout est problème » (fr.87).

Ces trois aphorismes (37, 86 et 87, donc) disent presque tout, autant de la force lyrique de cette existence, que de son précoce basculement tragique. Car juger ainsi que… « en chaque être humain, un monde s’essaie » – cette superbe sentence, égalitaire, optimiste, semble promettre libéralement et justifier à l’avance toutes les vocations que les hommes se sentiraient avoir ! – c’est comme prendre acte que l’Univers est, non du tout un froid carcan, ni d’ailleurs le simple jouet d’un Dieu souverain, mais un Immense Élan, un ruisselant Trésor de tentatives (ses « essais » de formes d’existence), et que tout destin humain est appelé à réaliser quelque chose de la singulière Liberté du Tout, car, voilà, c’est dit : la Nature compte aussi (et même d’abord) sur nos consciences pour faire quelque chose d’elle-même, parce qu’elle ne sera jamais, justement (elle qui n’a – et que n’a en retour ! – aucun Dieu), que ce qu’elle aura pu faire d’elle-même ! Mais la tragédie vient aussitôt : le Monde a tôt fait d’épuiser ses montures ou jeter bas ses cavaliers, car sa course lui est Tout, et ses moyens (même pensants) rien. Lecteur de Schopenhauer, Eminescu le savait : on ne choisit ni ce à quoi nous servons au Vouloir-vivre universel, ni le destin de douilles vides accompagnant l’écrasante (et écrasée) majorité de ses essais manqués.

Et quand le poète écrit, donc, que « pour un grand esprit, tout est problème », la même ambivalence règne. C’est d’un côté merveilleuse nouvelle annoncée aux curiosités qui se sentent et se souhaitent infinies (il ne manquera donc de rien, celui qui veut bien buter sur tout !) ; c’est, de l’autre, sombre revers de cette bizarre directive de spéculation universelle : une perplexité à proportion, justement de la grandeur d’esprit ; la force d’esprit vouée à devenir exponentiellement son propre « problème » ; et, surtout, les rares solutions qui (aphorisme précédent) seront, non pour les hommes, mais pour l’univers s’essayant à eux – eux, ses simples cobayes métaphysiques. Comme Eminescu le dit avec une douloureuse ironie (fr.150), si « nous nous réjouissons du fait que, même si la bêtise et la perversité sont immortelles, les imbéciles et les pervers, eux, in concreto, sont mortels », nous ne pouvons en rien nous consoler par l’autre versant de l’affaire : c’est que, si les intelligents et les charitables sont, puisque tout autant in concreto, mortels, l’intelligence et la bonté ne sont, elles, que mortelles (en tout cas leur improbable immortalité serait de toute façon pré-emptée, guidée et donc détournée, par la Nature inhumaine qui les emploie et les jette).

« En chaque être humain, l’esprit de l’Univers s’essaie, il rassemble à nouveau ses forces, il jaillit comme un rayon inédit hors des eaux inchangées, pour tenter un nouvel assaut vers les cieux. Mais il se perd en chemin, sous des formes très variées, certes, ici comme un roi, là comme un mendiant » (fr.94).

Les beautés de cette pensée sont pourtant incessantes, et, en tout registre, s’imposent d’elles-mêmes. Inutile de commenter, ni même organiser dix idées prises au hasard du florilège (chacun saisira aussitôt la notation décisive, et l’on peut, sans scrupules ni crainte ici, mélanger les domaines !). « Ne pas aimer, ce n’est rien ; ne pas pouvoir aimer est terrible » (fr.10) ; « Une idée doit être réalisée de telle manière qu’elle ne puisse plus l’être autrement » (fr.14) ; « De même que la sagesse est l’équilibre de la pensée, de même, la mort l’équilibrage de l’existence » (fr.35) ; « La tête d’une personne talentueuse ressemble à une salle illuminée dont les murs sont couverts de miroirs. Les idées qui arrivent de l’extérieur sont bien froides et indifférentes – mais quelle société, quelle fête elles y trouvent ! » (fr.53) ; « L’homme est le produit de ses circonstances, on voit à travers ses journées transparentes l’ombre énigmatique des rêves d’avenir dans lesquels la mort l’a surpris » (fr.64) ; « La beauté est la cristallisation des douleurs au sein desquelles une harmonie d’un ordre supérieur s’est épanouie, mais elle n’en continue pas moins de contenir ce dont elle est née… » (fr.78) ; « Trop bon pour être grand, trop fier pour être petit » (fr.96) ; « L’histoire – la vie écrite sur l’eau » (fr.103) ; « Qui s’imagine pouvoir progresser par sauts ne fait que régresser » (fr.106) ; « Que l’amour soit vain, jeune enfant,/ Tu le sauras très vite – mais / Après, et après seulement,/ Y avoir succombé tout à fait » (fr.113) ; ou encore, la morale d’Eminescu, tenant toute dans l’implacable verdict qu’on espérait de lui : « Qui n’est pas juste ne mérite pas d’être libre » (fr.157).

De ce destin flamboyant et mutilé, de sa place décisive aussi dans l’âme collective roumaine (dont je n’avais pas compétence à parler ici), des dérives idéologiques finales d’un cerveau épuisé et obscurci, la sobre et claire présentation du maître d’œuvre (et traducteur) de ce recueil, Nicolas Cavaillès, instruira, sans litote ni complaisance. On a seulement voulu noter ici l’étrange et féconde intuition de cet esprit si redoutablement malade et si exemplairement complet : la Nature a mystérieusement besoin des hommes. Autrement dit : l’énergie cosmique cherche son propre discernement, et le trouve en nous… dans la loi même du contraste (« On ne peut élever une butte sans engendrer à côté une fosse », fr.189), de la guerre à soi (« Contredis-toi toi-même et tu trouveras la paix », fr.212), et du logique désespoir (« L’être humain a un maître : l’infini… », et, par conséquent, « aucun arbre ne pousse jusqu’au ciel » fr.208). Et le mot de la fin, qui suit ici, est celui même d’un infini recommencement :

« Même quand l’intelligence n’est plus en mesure de produire de l’énergie, celle-ci est en mesure de produire de l’intelligence » (fr.218).

 

Marc Wetzel

 

Nicolas Cavaillès, né en 1981, est écrivain et traducteur français. Prix Goncourt de la nouvelle en 2014 pour Vie de Monsieur Leguat. Il a édité les œuvres françaises de Cioran dans la Bibliothèque de la Pléiade.



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A propos du rédacteur

Marc Wetzel

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Marc Wetzel, né en 1953, a enseigné la philosophie. Rédige régulièrement des chroniques sur le site de la revue Traversées. Dernier ouvrage paru : Exercices (Encre Marine/Les Belles Lettres), 2015.