Ainsi parlait Gustave Flaubert, présentation Yves Leclair (par Didier Ayres)
Ainsi parlait Gustave Flaubert, présentation Yves Leclair, Arfuyen, mai 2019, 166 pages, 14 €
Réfléchir avec Flaubert
J’ai découvert, à travers ce nouveau livre de la collection Ainsi parlait chez Arfuyen, un Gustave Flaubert dont je n’avais pas assez cerné le côté sombre, ni le pessimisme profond de sa nature. Je le savais « ours », mais je ne soupçonnais pas ses oscillations entre un cynisme philosophique, disons, doux, et des conceptions comme le stoïcisme ou le scepticisme, qui mettent en lumière un écrivain dégoûté de la réalité sociale et de ses conventions, presque touché par le goût de mourir. Durant cette lecture, j’ai pensé à une citation que l’on prête à Georges Sanders, l’acteur, qui avant son suicide, s’est exprimé ainsi : « Je vous abandonne à vos soucis dans cette charmante fosse d’aisance. Bon courage ». Je trouve que cette citation correspond en un sens à l’univers littéraire de Flaubert. En tous cas, à celui qu’exprime sa correspondance – qui est aussi précise et harmonieuse que l’est son œuvre romanesque, à mon sens (sans doute pas travaillée au gueuloir) –, épîtres d’une très haute tenue, notamment au sujet des idées qu’elles avancent. De cette façon j’ai vraiment rencontré « l’ours de Croisset ». Noirceur, pessimisme, mélancolie, désespoir, irritabilité, une sorte de mise en demeure d’un caractère neurasthénique, mais d’une neurasthénie intellectuelle, l’intellection d’un dépressif, qui ne subit pas le malheur et le tient en respect grâce au langage et à l’art.
On voit dans le développement du livre, qui se poursuit chronologiquement dans le corpus des lettres et cite parfois les romans en regard de leur date de parution, l’essentiel d’un homme qui réfléchit à dieu, au dieu des religions et pas à celui des mystiques, aux masses, à la morale et à la société, à la mort, développant une pensée politique libérale, et encore produisant de très fortes pages sur l’art, sur ce qu’il devrait être ou ce qu’il n’est pas.
Ce qu’il y de meilleur dans l’Art échappera toujours aux natures médiocres, c’est-à-dire aux trois quarts et demi du genre humain.
Pour rapprocher cet ouvrage de grands textes de notre culture, je dirais tout de suite l’Ecclésiaste, dans son appréciation des vanités – et le mot vanité a chez Flaubert ce sens biblique. Ou encore, Érasme, dont L’éloge de la folie pourrait ici influencer l’ironie et la vérité des antiphrases. Néanmoins, l’humanité n’est pas aimée, elle s’image grâce à une lucidité acide, qui va jusqu’à la scatologie et les parties les plus basses de notre condition. Dérision sans amertume. Dire le faux pour montrer le vrai. Cette correspondance n’est pourtant pas haineuse, et au contraire l’épistolier ici cherche à se faire comprendre – et qui sait ? à se faire aimer…
Tâche d’arriver à la croyance du plan de l’univers, de la moralité, des devoirs de l’homme, de la vie future et du chou colossal ; tâche de croire à l’intégrité des ministres, à la chasteté des putains, à la bonté de l’homme, au bonheur de la vie, à la véracité de tous les mensonges possibles. Alors tu seras heureux, et tu pourras te dire croyant et aux trois quarts imbécile ; mais en attendant reste homme d’esprit, sceptique et buveur.
Cependant, tout n’est pas compromis par la laideur de l’homme, et le voyage en Orient a dû être visiblement un temps où Flaubert a mieux aimé l’humanité. Elle fut je crois, une parenthèse enchantée au milieu de l’hyperchlorhydrie que lui inspire l’homme. Du reste, je crois que l’on peut taxer sa misogynie de sous-ensemble d’une misanthropie articulée et argumentée. Peut-être encore, son travail de créateur a-t-il allégé son humeur brumeuse et ourse ? Il me semble que l’on peut suivre la fabrication de l’œuvre de fiction, car j’ai repéré souvent des indices qui me portaient vers Bouvard et Pécuchet. Et puis, comme l’ouvrage qu’a concocté Yves Leclair s’achève sur des extraits du Dictionnaire des idées reçues, je crois qu’ainsi nous voyons pour une dernière fois un homme douloureux, lucide jusqu’à la mort, ironique aussi et un peu grinçant, peut-être provocateur, mais généralement bon dans son étude, qui nous permet à nous, gens du XXIème siècle, de lire des textes qui nous vont droit au cœur.
Je continue à m’occuper de grec et de latin, et je m’en occuperai peut-être toujours. J’aime le parfum de ces belles langues-là ; Tacite est pour moi comme des bas-reliefs de bronze, et Homère est beau comme la Méditerranée : ce sont les mêmes flots purs et bleus, c’est le même soleil et le même horizon.
Didier Ayres
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