Ainsi parlait, Georges Bernanos (par Marc Wetzel)
Ainsi parlait, Georges Bernanos, Dits et maximes de vie choisis et présentés par Gérard Bocholier, août 2019, 152 pages, 14 €
Edition: Arfuyen
Georges Bernanos (1888-1948) vomit la sagesse, « Il n’est rien de haïssable en l’homme que sa prétendue sagesse, le germe stérile, l’œuf de pierre que les vieillards se passent de génération en génération et qu’ils essaient d’échauffer tour à tour entre leurs cuisses glacées » (n°129), et voilà pourtant – admirablement composé par Gérard Bocholier – un authentique livre de sagesse, car l’effort de sagesse (nous le savons tous par ce qui également nous en sépare !) tient à la puissance de trouver la paix dans la vérité. Car la vérité ne laisse jamais spontanément en paix : elle divise les hommes (puisqu’elle est indifférente aux intérêts subjectifs et à leur conflit) et intimide l’homme (car elle révèle ce qui rend le réel tel, et tranche depuis sa souveraine clarté) ; inversement, la fausseté nous délivre illusoirement de la guerre, car elle distord ou dissimule ce qui pousse invinciblement l’homme à détruire l’homme. Les hommes mentent d’abord par peur du mal qu’ils font ou subissent. « On ne massacre jamais que par peur, la haine n’est qu’un alibi » (n°116).
Et l’on comprend aussi qu’au Bernanos moraliste (sans morale, pas de paix dans la vérité), s’ajoute comme un frère le Bernanos politique et polémiste (qui veut la vérité sur la paix même, la soupçonnant toujours d’être dérobade stérile ou arrangement honteux). Et il s’agit bien, dans la vérité, de trouver la paix – et non le bonheur (tout le bien qu’on peut faire hors l’amour est d’avoir le malheur discret) :
« Notre misérable bonheur tient de toutes parts à la terre, il y rentre avec nous au dernier jour, mais l’essence de notre malheur est surnaturelle » (n°112).
« Nous tâchons de souffrir au jour le jour, selon ce que Dieu nous demande, la tête autant que possible tournée vers le mur, afin de ne pas décourager le prochain » (n°136).
On a l’impression que, pour Bernanos, hors du divin, tout est mesquinerie. En trois formules liées, tout est dit :
« Dieu ne se donne qu’à l’amour » (n°29)
« Qui mesure ne donne rien » (n°50)
« Entre nous, il n’est qu’échange, Dieu seul donne, lui seul » (n°322)
C’est que, pour Bernanos aussi, dans l’humain, tout semble douleur (« Le problème de la vie est le problème de la douleur », n°9). Tout, parce que, avec elle seule, c’est le métier de vivre qui rentre.
« Tout ce qu’on écrit de sincère est niais, toute vraie souffrance a ce fond de niaiserie, sinon la douleur des hommes n’aurait plus de poids, elle s’envolerait dans les astres » (n°321).
Avec la douleur, en effet, la complexité suprême d’un corps humain se devient à charge ; la chair, toujours trop tard alertée par elle-même de ce qui lui arrive, y est comme informée de sa contingence à la dure, de sa faillibilité à l’improviste, de son opacité à son corps défendant. La raison peut doctement construire son sens du problème, mais la vie, sans recul, est constamment assaillie par le problème de sa différence avec l’inerte – que seule la mort, par principe, résout en l’annulant.
« Le plus vil des hommes emporte avec lui son secret, celui de la souffrance efficace, purificatrice… »(n°30).
Cette douloureuse nudité naturelle de la vie humaine (complexité est noblesse, et noblesse oblige) est indépassable pour Bernanos, et doit le rester : toute « médiation » (technologique, institutionnelle, médicale) entre elle et le surnaturel est mensonge ou diversion. La douleur est seule loyale, et c’est à la loyale – sans prothèses exponentielles, sans les simagrées d’une surhumanité fasciste ou robotique – que doit se régler la tension parfaite entre ce que l’homme tient de la réalité et la vocation qui le tient. Comme Bernanos le dit dans sa Lettre aux Anglais :
« Nous avons toujours haï les surhommes et le surhumain, nous avons toujours cru qu’entre le naturel et le surnaturel il n’y a pas de place pour le surhumain ».
Bernanos ne croit ni à la ruse (qui « consiste à ménager les puissants ») ni à la naïveté (il sait que nous aimons notre dégoût même pour le mal – et ose, à propos du mal, faire dire, dans son Monsieur Ouine, à Madame de Neréïs : lequel d’entre nous, si cela était en notre pouvoir, oserait le chasser du monde ?). Mais si l’esprit d’enfance est pour lui le seul horizon légitime – et les enfants, rappelle A. Comte-Sponville, sont ceux qui veulent grandir pour y accomplir leurs promesses et distancer leurs fragilités – c’est justement qu’il faut croître pour prendre, non la place des autres (comme l’adulte ambitieux), mais la place adulte où monter à égalité avec les autres. Et s’il faut stériliser nos monstres numériques, c’est justement (n°269) parce qu’ils n’ont pas eu d’enfance !
L’enfant fuit le réalisme, non le réel :
« Le réaliste flotte à la surface de l’histoire et explique gravement au public, massé sur la plage, l’origine et le mécanisme des lames de fond » (n°162).
« Le réaliste rabaisse la vie, pour vous épargner la peine de la surmonter » (n°168).
Et l’écrivain Bernanos, de même, fuit bien plutôt l’irréel en lui (pour dépasser « l’accumulation de rêves, images, figures, dont la surabondance l’étouffait »). Un cerveau écrit quand il ne peut résoudre sa propre agitation ni en lui-même (la pure automédication de la pensée est folie, comme on se ferait pousser des caves dans la tête), ni dans le monde donné (la civilisation d’argent, pouvoir et technique construite pour nous protéger des menaces nous expose aux menaces sans appel de la médiocrité et de l’inauthenticité) :
« L’homme médiocre dans une civilisation supérieure n’est jamais rien de plus qu’un conformiste et un imbécile. Mais l’homme médiocre dans une civilisation médiocre ne peut être qu’un désespéré. Le désespoir des médiocres libère d’énormes disponibilités de haine » (n°278).
« Les sociétés anciennes étaient couvertes en chaume, et il y pleuvait parfois, les jours d’orage. La vôtre est couverte en béton, mais ce n’est pas la pluie que les habitants craignent de recevoir sur la tête, c’est le toit » (n°333).
Pour dire les choses franchement, ce florilège cohérent, utile et clair, confirme ce qu’on pouvait craindre d’écriture morbide chez Bernanos. Mais d’abord, l’écriture chez lui est « inspirée » au très simple sens où son âme laisse en quelque sorte Dieu venir exprimer ce qu’il aurait à ajouter ; l’écriture, c’est la grâce à la rame. Et les rameurs y deviennent mystérieusement solidaires :
« Nos pauvres vies, avec leurs travaux, ne sont rien par elles-mêmes, comme des mots détachés du texte. Mais Dieu en compose de majestueux poèmes, et les fait rimer entre elles, quand il lui plaît et selon son inspiration » (n°211).
Le morbide, c’est vrai, vient de ce que, ici aussi, Jésus est en agonie jusqu’à la fin du monde. Mais il l’est dans le monde, là où justement il a laissé après lui un Esprit qui ne peut par nature cesser de se contredire, et n’en finira pas de se finir.
Car à leur tour…
« Toutes les aventures spirituelles sont des calvaires » (n°264), et « La suave enfance monte la première des profondeurs de toute agonie » (n°216), puisque de toute façon « Il n’y a pas un royaume des vivants et un royaume des morts, il n’y a que le royaume de Dieu, vivants ou morts, et nous sommes dedans » (n°93).
Merci à Gérard Bocholier d’avoir relayé ainsi (en la mettant lui-même en œuvre dans la forte et belle construction de ce petit livre) l’espérance d’un auteur pour qui l’ardeur seule ne craint plus rien : c’est en effet (n°344) simplement sur les cailloux qu’on bute, jamais sur les montagnes !
Marc Wetzel
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