Ainsi parlait, Etty Hillesum (par Didier Ayres)
Ainsi parlait, Etty Hillesum, trad. William English, Gérard Pfister, Arfuyen, janvier 2020, 184 pages, 14 €
L’œuvre-prière
Avant d’en venir au cœur de mon sujet, je veux souligner combien le destin d’Etty Hillesum a été foudroyant et brutal. Et de ce destin, la jeune poétesse a produit une œuvre où l’on ne peut qu’admirer un courage extraordinaire, une lucidité et une force que communiquent ses écrits, et cela jusqu’à la fin de sa vie où, en route vers un camp d’extermination, elle jette des poèmes et des lettres par les portes de ces terrifiants trains de la mort. Et l’on devine ainsi une jeune femme qui, subissant les atrocités des actions génocidaires des nazis, le fait avec une hauteur de vue et un point de vue moral sans pareil. Elle défie ainsi la souffrance, la mort et l’injustice par ses journaux intimes, ses écrits inspirés par une sorte de mystique souveraine, menant à une clarté qui fait avancer le lecteur, vers un idéal qu’elle alimente d’une langue claire et forte.
Disant cela en préambule de ces quelques lignes, je crois justifié d’autant le bien-fondé de cette publication d’Arfuyen dans la collection de Dits et maximes de vie. Car ce mot Vie est extrêmement approprié. Poèmes ainsi de la vie, brève, de l’écrivaine néerlandaise, qui forment une œuvre que j’appellerai une œuvre-prière. Car tout dans ce cadre conduit à l’expression de la vie intérieure. Cela aboutit à une poésie sans oubli, mais qui offre un pardon, poésie complète, vagabondant dans le mystère de la vie, tout en regardant les perspectives que donne la mort, où Dieu est converti en une foi personnelle et cependant universelle. Et si l’on pouvait exclure un instant le tragique de sa destinée, je serais porté à qualifier sa poésie d’hölderlinienne. Oui, qualifier son travail de solaire et d’angoissé à la fois.
Tout ici se rapproche de l’énigme de vivre, de croire, de survivre, d’écrire, de penser. Il y a certainement une veine que l’on pourrait comparer aux écrits de grands mystiques, tant cette profonde vision ressort du sacré.
Il y a en moi un silence immense, qui ne cesse de croître. Et, tout autour, un flux de mots qui vous fatiguent parce qu’on ne peut plus rien y exprimer. Il faut être toujours plus économe des mots qui ne veulent rien dire pour trouver les quelques-uns dont on a besoin.
Ainsi, par exemple, on pourrait rapprocher Etty Hillesum de Maître Eckart dans la mesure où ce dernier autorise de connaître l’existence de Dieu par une intellection, par une intelligence organisée, ici par l’écrit. Ainsi, lire ses textes, c’est aller avec elle dans une communion, partager la foi, l’amour, le pardon, la force lucide de l’écriture poétique. Car c’est l’être qui lui importe et qui l’inspire. Et ainsi tout ce qui occupe la vie de l’être, son désordre parfois, en tout cas sa sorte d’impossible condition de créature qui se confronte à l’étantité universelle, être qui s’étaye au sacré. Est-ce cela que Lao Tseu nomme « La Voie du milieu » ? On peut le penser, même si on ne cesse d’apercevoir l’horrible drame de la déportation des Juifs de Hollande, qu’Etty regarde avec compassion.
Je dois rester en contact avec le « courant profond » qui est en moi. C’est ce que je peux atteindre pour moi de plus élevé et de meilleur : reposer en moi-même, « ruben in sich ». Il n’y a rien d’autre.
Gérard Pfister, qui traduit ici l’auteure hollandaise, m’avait déjà, il y a assez longtemps, indiqué cette lecture d’Hillesum, et j’avais acquis à l’époque Une vie bouleversée ; je crois par voie de conséquence que cet Ainsi parlait qu’Arfuyen lui consacre, reflète avec exactitude les préoccupations et l’expérience littéraire, que je compare à une prière, que cette lecture rend intelligible ; et avec ces fragments, le silence, le profond de l’être intérieur.
La vie pose à chacun une énigme différente, selon la nature et la situation de l’être humain. Je veux résoudre l’énigme de cette vie. Mais, en réalité, je devrais dire : mon énigme, ou plutôt : l’énigme qui m’est posée.
Il reste de ce livre une vision ouverte, une foi ouverte, presque optimiste malgré les terrifiantes heures historiques qui ont emporté l’écrivaine. On peut peut-être y voir aussi en quoi ce que l’on nomme La Nouvelle Jérusalem fut un temps propice à la compréhension œcuménique que ce texte serait capable d’illustrer. Quoi qu’il en soit, j’appliquerai cette formule que je répète parfois, à savoir que l’homme, comme créature, va, tangue du charnier à la cathédrale, comme une espèce de funambule tragique et beau.
Didier Ayres
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