Ainsi parlait Colette, Gérard Pfister (par Marc Wetzel)
Ainsi parlait Colette, Gérard Pfister, Arfuyen, janvier 2025, Dits et maximes de vie choisis, 192 pages, 14
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Le principe de cette collection (retenir d’abord les formules générales d’existence, collecter les « maximes de vie » d’un auteur) devait plutôt interdire à Colette d’y figurer – elle qui ne sait faire que dans l’immédiat, le menu, le profus et l’accident – mais le recours ici aux entretiens, à la correspondance, à son œuvre journalistique fait d’elle une sorte de philosophe obligée, qui l’aurait amusée et, de toute façon, nous enchante : peu familier de son œuvre, je note ici quelques raisons de m’être (profondément) attaché à ce recueil, libre et vif, comme elle.
« Nous ne sommes pas jolis, quand nous écrivons. L’un pince la bouche, l’autre se tète la langue, hausse une épaule ; combien se mordent l’intérieur de la joue, bourdonnent comme une messe, frottent du talon l’os de leur tibia ? Nous ne sommes pas – pas tous – élégants : la vieille robe de chambre a nos préférences, et la couverture de genoux, brodée à jours par les braises de cigarettes… » (fragment 319).
Tout le monde l’a dit : Colette a l’art inédit de penser sans raisonner, et de contempler sans admirer. Elle pense en effet sans idées (une idée est sans détails, et elle ne comprend qu’eux), et contemple toujours au passage, à l’arraché, sans laisser même à ce qu’elle note le temps et le soin de se montrer à son avantage. Elle est bavarde et pressée, car « le frémissement, le fourmillement, le pullulement de la vie sous toutes ses formes » comme écrivait Le Clézio, pour le centenaire de sa naissance en 1973, ne savent ni s’interrompre ni patienter. Elle n’a d’ailleurs pas trop d’usage de la vérité (qui éclaire ce qui a rendu ou rend les choses réelles, prenant donc du temps et voulant des droits), mais excelle dans la notation utile, ou le constat juste. Quand elle écrit (et on entend, physiquement, qu’elle ne cesse d’écrire), son regard passe sur ce qu’elle croit comme sur tout le reste, et en arrache le seul élément pertinent à emporter : ce qui fait vivre.
Deux témoignages, d’auteurs que tout oppose, l’assurent. D’abord le vindicativissime Céline (« Colette, de la broderie de demoiselle ») cesse un instant de l’assassiner pour saisir son œuvre, presque gentiment (en tout cas avec justesse), comme « une cathédrale », non « de dentelle », mais « de pierres arrachées aux carrières de la vie ». Et Walter Benjamin, jeune journaliste allemand inconnu d’elle, venant en 1927 l’interviewer à Paris, note, dans son stupéfiant article (disponible dans le Cahier de l’Herne à elle consacré), qu’elle « laisse glisser avec agilité ses grands regards énergiques sur le cristal massif de ses idées, et ce qu’elle dit prend, sous ces regards, une vie hors du commun ».
Ce qui frappe d’abord est son indifférence totale (et exclusive, puisqu’elle est par ailleurs – sauf de la vie politique – curieuse de tout) à l’égard du christianisme. La « religion de l’amour » est son antipode naturelle et stricte, d’une part comme religion (elle a, on le sait, le strict et orthodoxe culte de l’impression vivante, au point qu’elle refuse la drogue, y compris médicale, comme une morne et irresponsable hérésie de sa religion de la sensation), mais surtout comme amour. Elle n’aime pas l’amour, qu’elle pense hétéronome (même s’il s’imagine dépendre du Bien) et ridiculement récent (elle, qui ne se guide qu’à la marche des heures et au décor des saisons, et ne valorise que l’origine pré-humaine des êtres, voit dans l’amour un cancer tardif du contact du désir avec le monde et avec lui-même). L’amour, éternisant et idéalisateur, ne lui semble pas fait pour une vie humaine qui sait, elle, qu’elle va devoir se quitter, et dont la lucidité répond, au contraire de l’existence amoureuse, à l’appel du monde en ses termes à lui. C’est au point que Colette écarte l’idée (et l’impératif) de bonheur, car il consiste en croire aimer ce qu’on vit (et non en sentir vivre ce qu’on désire). Désir dont notre seule possible pureté acte l’inexorabilité, sans prétendre pouvoir le trahir, et résiste simplement, sans trop d’illusions, à « contracter une routine du gouffre ».
Ce qui frappe ensuite, c’est une sorte d’extrême attention, sans espérance ni modèle. Au contraire d’une Simone Weil, elle ne compte certes pas sur l’attention pour considérer au mieux le lot d’être à décréer et sortir de la vie, mais elle en partage l’implacable vigilance. Par exemple, devant la méchanceté : ni naïve devant sa puissance, ni dupe de son spectacle. Elle devine le pervers à sa charmante haleine, à son prévoyant et neutre maintien (elle décrit Landru – dont elle relate le procès – un peu comme Arendt le fera d’Eichmann).
« Il y a dans la méchanceté une clairvoyance, et le méchant sait quelque fois se mettre à la place des autres, quand ce ne serait que pour leur nuire mieux » (fr.224).
« M. Artaud aura beau hurler qu’il est un démon, qu’il se repaît de parjures, de crimes variés, d’inceste et de vingt modes de viol (…) Nous accordons plus de crédit au cruel s’il est calme, même jovial, et s’il est doux et secret, nous le croirons d’autant plus inflexible – voyez Richard III » (fr.222).
C’est une observatrice, comme clinicienne, qui attrape infailliblement, et « type » ses cibles (y compris en elle !) par ce qui leur manque, et c’est une nomade de la vitalité, qui cherche surtout le chemin de se changer elle :
« Collégien ! cela dit tout : l’âge pénible, les manches trop courtes, la moustache pas assez longue, le cœur qui gonfle pour un parfum, pour un murmure de jupe, les années d’attente mélancolique et fiévreuse » (fr.39).
« Le peu qu’une femme puisse apercevoir d’elle-même, ce n’est pas la calme et ronde lumière d’une lampe, allumée tous les soirs sur la même table, qui le lui montre. Mais, à changer de table, de lampe, et de chambre, qu’ai-je acquis ? Le soupçon, bientôt la certitude, que tous les pays vont se ressembler, si je ne trouve le secret de les renouveler, en me renouvelant, moi » (fr.73).
Ses notations pédagogiques (!) sont le remarquable résumé d’un réalisme (on n’apprendra pas l’implacable réel – qui se moque des parenthèses que nous installons hors de lui – par moyens huppés ou slogans de citadelle) soucieux de développer le seul art de la présence indigène. Un long discours ferait moins ici qu’un libre rapprochement, par le lecteur, de quatre ou cinq remarques de notre auteure :
« Des wagons de luxe ? Pour quoi faire ? ils ne vont pas plus loin que les autres… » (fr.58).
« Une naïveté, une veulerie d’adultes prônent le père-copain et la maman-camarade, innovations bonnes à fabriquer le fils-juge et la fille-rivale » (fr.138).
« Vous n’appartenez pas, je l’espère bien, à la blâmable espèce de parents qui aiment mieux interdire qu’expliquer, et gronder que prévenir ? Vous n’êtes point de l’école Ne-touche-pas-à-ça ? (…) Vous m’en voyez bien aise, moi qui fus mise, très tôt, à l’enseignement contraire dont le grand principe est Touche-à-ça » (fr.309).
« “Regarder, c’est apprendre”. D’accord. Mais en général, nous l’accusons de regarder peu et mal, lui, notre souci, l’abîme, la forteresse inexpugnable, le sauvage, l’inconnu, l’enfant. Nous lui montrons ce qu’il semble ne pas voir, nous insistons, sans prendre garde qu’il est occupé à enregistrer – comment ? par l’ouïe, le tact, les pores de la peau, ou un éphémère sixième sens ? – un prodige qu’il tient secret… » (fr.357).
« Vous avez des enfants fragiles, qui résonnent et se fêlent au moindre choc. Il faut faire attention. Il faudrait un amour précautionneux, mais je n’ai jamais vu, dans une vie, que l’amour fût tellement précautionneux » (fr.426).
Partout ici, sur l’art, sur la conduite, sur le sexe, sur la réalité d’autrui, des « leçons de vie », en effet, qui impressionnent mais délivrent d’angoisse. Ici (fr.190), on comprend qu’on peut feindre sans mentir (puisqu’il s’agit de jouer, non de soi, mais de ce dont on peut user en nous-même) ; là (fr.136), tout est négociable et pertinent, pourvu que la disgrâce nous soit donnée d’emblée et tout franchement (« Ce n’est rien que de naître laide. Lucide, la laide compose avec sa laideur et l’exploite comme une faveur de la nature. Devenir laide constitue le début d’un malheur ») ; là encore, la sagesse est une simple professionnalisation de l’état adulte (« La béatitude n’enseigne rien. Vivre sans bonheur, et n’en point dépérir, voilà une occupation, presque une profession », fr.236). Et cette merveilleuse idée qu’on peut tromper les formes, mais non mentir au rythme (« Ce qui ment au rythme ment, presque, à l’essence de la créature », fr.322).
La merveilleuse sobriété éthique et spirituelle – un paradis sans « harpes » (fr.418), une esthétique sans « guirlandes » (fr.274, fr.405), une vertu ne s’ingéniant plus qu’à « ne pas faire de peine » (fr.127) – de cette auteure pourtant, par ailleurs, intarissable - est restituée, avec vrai talent et rare fidélité par le travail, ici, de Gérard Pfister. Il nous donne, en quelque sorte, à voir Colette aussi sereinement et crûment qu’elle savait voir (et faire voir) les autres. Gérard Pfister nous offre ainsi, à son égard, la complète liberté de ton et l’acuité de jugement qu’elle-même manifestait à l’égard des grands (tant monstrueux que sublimes) hommes. Ainsi fait-elle, sur Proust, sur Hitler (!) comme sur Maurice Chevalier, ce que nous n’oserions plus pratiquer sur Quignard, Poutine ou Gerra.
« Personne ne se garde mieux qu’un être qui semble s’abandonner à tous. Derrière sa première ligne de défense entamée par l’eau-de-vie, Marcel Proust, gagnant des postes plus obscurs et plus difficiles à forcer, nous épiait » (fr.327).
« Que penses-tu de Hitler ? Un monsieur végétarien qui ne mange que des flocons d’avoine à midi et parfois un œuf le soir… Un monsieur qui ne fait pas l’amour, même pas avec les hommes… Une belle comédienne ! » (fr.273).
« Je n’avais pas vu depuis longtemps Maurice Chevalier. Pour reprendre à peu près un mot d’Anatole France, je répondrai à ceux qui l’ont trouvé bon : “Il n’est pas bon il est meilleur” (…). Il a affiné ce don, purement français, de l’en-deçà. En-deçà du gros mot, du gros rire, en-deçà de l’émotion avouée » (fr.255).
Marc Wetzel
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