Ainsi parlait André Gide, Dits et maximes de vie, Gérard Bocholier (par Marc Wetzel)
Ainsi parlait André Gide, Dits et maximes de vie, Gérard Bocholier, Arfuyen, mai 2022, 176 pages, 14 €
La question qu’on pose ici est très simple : comment Gide peut-il en même temps haïr le mensonge et révérer la poésie ? Autrement dit : comment s’en tenir à la vérité dans l’irréel (car ce que la poésie rend réel, elle ne le tient en tout cas pas de lui) ? Car le mensonge lui est odieux – mentir, dit Gide, c’est jeter l’interlocuteur sur un terrain où le libre examen lui sera impossible, car on ne peut pas considérer librement ce qu’on ignore être faux – et la poésie lui est pourtant indépassable. Mentir, c’est enrayer l’esprit critique d’autrui, car on ne juge sainement que là où l’on peut contrôler (enregistrer, et rectifier) sa propre distance à la vérité, et toute victime – s’ignorant telle – d’un mensonge en est empêchée. Mais comment un poète ne mentirait-il pas, puisque tout récit se façonne, toute métaphore est méandre et diversion, et toute inspiration jaillit d’un (peu sécurisable) amont du réel ?
La réponse est, bien sûr, dans la nécessaire suspension, chez tout lecteur de poésie, de l’incrédulité ; ou, ce qui revient au même, son devoir de mettre de côté son propre esprit critique (quand une poésie nous tombe des mains, ce n’est même pas qu’elle soit mauvaise, c’est qu’elle n’est rien). Baudelaire, Apollinaire, Rilke m’ôtent, gentiment mais fermement, tout « droit de libre examen », car ils souhaitent faire chanter mon âme, non taquiner mon intelligence. La question est donc : à qui s’adresse en nous la poésie pour détenir le droit de viser plus haut que la liberté de notre esprit ? Le moyen est connu, dit Gide, c’est le lyrisme, et c’est par lui que la poésie « commence là où vivre ne suffit plus à exprimer la vie » (fr.111). Lyrisme qui, c’est clair, ni ne s’argumente ou s’étaye, ni ne se déduit, ni ne se réfute, et qui prétend prendre pour fin (et pas seulement pour moyen) le présent chantant d’une pensée. Et ce présent chantant de la pensée – ou, dans son résultat : cette présence chantée de la vie – est exclusif (seul en scène, ne se laissant d’autre choix que pouvoir continuer, non-mêlé à tout ce qu’une pensée pourrait obtenir d’autre d’elle-même) ou rien. C’est pourquoi Gide remarque que « le mot : grand poète ne veut rien dire ; c’est être un pur poète qui importe » (fr.122).
Pourtant, le jeune Gide estime que « l’artiste ne doit pas se préférer à la Vérité qu’il veut dire : voilà toute sa morale ». Alors, dans l’irréalité délibérée de son monde, quelle Vérité veut-il pourtant sauver, ou en tout cas assumer, et dont le lyrisme résiste (ou fait résister) légitimement à la liberté même de notre esprit, ou n’est plus sous la juridiction de son droit d’examen ? On connaît le proverbe (additionnel) de Gide aux Proverbes de l’Enfer de William Blake : « Il n’y a pas d’œuvre d’art sans collaboration du démon » (fr.187). C’est donc la vérité du démonique qui, à juste titre, échappe à la libre inspection de l’esprit (partout ailleurs souveraine, pour tout esprit que l’objectivité guide et redresse) car, précisément, cette libre inspection même relève du démonique. Gide n’emploie pas ici le mot (malgré le « toute poésie comporte une part d’incantation inexplicable par la raison » fr.454), mais il y a bien cette furia socratique dans son fin constat : « Deux facultés vraiment extraordinaires du poète : la permission qu’il a de s’abandonner aux choses, quand il le veut, sans se perdre ; et de pouvoir être naïf consciemment » (fr.298). Or le chant seul permet de s’abandonner aux notes sans perdre ses mots, et aux mots sans perdre leurs tonalités et modulations ; et la pensée est, par principe (« penser, c’est être auprès de soi, mais universellement » disait Hannah Arendt), la seule possible expression naïve de la conscience, puisqu’on y est chez soi dans ce qu’on découvre (comme liaison active de représentations, la pensée est aussitôt chez elle dans tout ce qu’elle rencontre et rapporte), et que d’autre part l’universel y est à l’état natif (l’expression conceptuelle est comme une généralité d’accueil, se rendant disponible aux cas qu’elle ordonne, compare ou classe). C’est donc exactement la pensée chantante de la poésie qui permet l’irréalité sans mensonge. Un peu comme la convalescence sort de la mort sans résurrection.
La pensée chantante est pourtant toujours une demi-mesure, un compromis névrotique, car la pensée n’est objective qu’à devoir déchanter, et c’est le désir qui seul spontanément sait chanter. Mais Gide sait sa névrose (il est sans illusions sur ce qui le force à s’attarder indéfiniment sur certains points inaperçus de lui-même) et sait, par même lucidité, que « une des grandes règles de l’art » est de « ne pas s’attarder » (fr.243). S’il définit judicieusement le classicisme par la litote (l’art de dire moins pour suggérer mieux), il est artiste dans le traitement de sa propre névrose, car, comprenant qu’il ne sait pas se dire tout de lui-même, il saute ses propres « blancs » et, ne s’attardant pas sur ce qui en réalité lui échappe, souhaite, au mieux, ne s’être pas trop retardé. De toute façon, son intelligence a été la stricte contemporaine d’au moins Péguy, Bergson, Valéry, Claudel et Alain, et ces cinq effrayants génies ont peu permis à la sienne de se mentir, comme il le note en 1929 :
« Seul le manque d’imagination permet l’orgueil de certains sots. La véritable intelligence conçoit très aisément une intelligence supérieure encore à la sienne ; et c’est pourquoi les vrais intelligents sont modestes » (fr.240).
Et Gide est donc décisivement sincère quand il n’interdit qu’une chose au « vrai poète » (fr.416) : l’affectation, qui consiste exactement à feindre vivre plus que ce que l’on comprend.
Lui-même ne s’est jamais cru poète. D’abord parce que « l’absurdité de tout et de la vie » (fr.423), écrit-il à Camus, est quelque chose qu’il n’a pas eu (contrairement, dit-il, à son correspondant !) à découvrir, mais qui s’est immémorialement imposé à lui. La folie de la nature lui paraît dépasser sa capacité même de s’en émouvoir (« La nature si grave et rythmée sera toujours plus extravagante que nous », fr.32). Ensuite, parce qu’il n’aime pas l’état d’inspiration, de possession sacrée : sa propre féminité ne sort pas volontiers de l’alcôve (« La possession parfaite ne se prouve que par le don. Tout ce que tu ne sais pas donner te possède » fr.263). S’il se tient tant à distance de lui-même, c’est autant par obsession (juvénile) de ne pas se trahir, que volonté (protestante) de ne pas trahir. Enfin, le poète est « un magicien. Il ne s’agit point tant pour lui d’être ému, mais d’amener son lecteur à l’être » (fr.453), et le moraliste – que Gide est toujours, en disciple du Christ, considérant, en « immoraliste » auto-proclamé, que tout chrétien triste insulte sa Passion : « Tout chrétien qui ne parvient pas à la joie, rend la passion du Christ inutile, et par cela même l’aggrave » (fr.178) – est l’anti-magicien : loin que son travail se paye de mots, et se dissimule dans ce qu’il fait paraître, le moraliste fait travailler les mots à révéler ce qu’ils dissimulent à autrui. C’est là que l’intellectuel et le styliste font ensemble, en Gide, merveille dans d’imparables définitions ou notations, qui disqualifient, assomment, écrasent les passions communes.
Ainsi neutralise-t-il toute possible jalousie : « Envier le bonheur d’autrui, c’est folie ; on ne saurait pas s’en servir » (fr.87) ; toute paresse : « Ce n’est que par la contrainte que l’homme arrive à ne pas se supprimer lui-même » (fr.331) ; tout mépris : « L’intelligence est, par sa nature, égoïste, tandis que l’esprit suppose l’intelligence de celui à qui il s’adresse » (fr.296) ; toute ambition : « On ne triomphe bien que de ce que l’on s’assimile » (fr.357) ; on aura remarqué que deux notations citées plus haut valent aussi contre la vanité (fr.240) et l’avarice (fr.263) ; et c’est au fond, de la part de Gide, traiter toute passion en myope touriste de sa propre surenchère :
« Les voyages, d’ailleurs, n’ont qu’un temps ; non qu’on se lasse de courir les routes, mais parce qu’on les sent plus longues que la vie ; et parce qu’on se dit que la vie n’est point faite uniquement pour voir, mais aussi pour se souvenir d’avoir vu » (fr.108).
La poésie est ainsi vérité dans l’irréel, car elle permet la mémoire de ce qu’on n’aura pas eu à voir. Une mémoire que ce florilège réussi (Gérard Bocholier a fait travail valeureux et éclairant !) des pensées d’André Gide rend joyeuse et lucide, car :
« Aimer la vérité, c’est ne consentir point à se laisser assombrir par elle » (fr.433).
On consultera avec plaisir et profit la note de Didier Ayres sur ce même recueil, précise et fine, parue le 16/08/2022 sur La Cause Littéraire.
Marc Wetzel
Gérard Bocholier, né en 1947 à Clermont-Ferrand, est un poète français. Ancien enseignant (Lettres Classiques) en Classes Préparatoires, il est également revuiste (ARPA) et chroniqueur.
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