Àgua Viva, Clarice Lispector (par Yasmina Mahdi)
Àgua Viva, Clarice Lispector, éditions des femmes Antoinette Fouque, octobre 2024, trad. portugais (Brésil) Didier Lamaison, Claudia Poncioni, 324 pages, 24 €
Ecrivain(s): Clarice Lispector Edition: Editions Des Femmes - Antoinette Fouque
L’être-là est soutenu par un être de l’ailleurs
(Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, 1957)
Maïeutique
Clarice Lispector, née le 10 décembre 1920 à Tchetchelnyk (Ukraine), grande nouvelliste et journaliste de renom, est considérée comme un des auteurs brésiliens les plus importants du vingtième siècle. En 1943, elle épouse Maury Gurgel Valente, un diplomate, ce qui la conduit dans différents pays. Deux fils naissent pendant cette période. Clarice Lispector se sépare de son mari en 1959, et retourne avec ses enfants au Brésil. Elle meurt le 9 décembre 1977, la veille de son 57e anniversaire, et est enterrée au cimetière juif de Caju à Rio de Janeiro.
« L’instant prochain est-il fait par moi ? ou se fait-il tout seul ? Nous le faisons ensemble par la respiration ». Cette phrase illustre le lien complexe qu’entretient Clarice Lispector au temps – inexorable dans son déroulement –, et au souffle, vital et transcendant. L’autrice brésilienne retrace fiévreusement sans chronologie son vécu de peintre et de femme de lettres, telle Maïa, déesse de l’accouchement et des sage-femmes, l’une des Pléiades, mère d’Hermès. En maïeuticienne, sous la forme de la voix d’adresse, d’un je au tu indéterminé, Lispector s’interroge sur ce que chacun porte en lui sans le savoir, sans en avoir conscience. Son questionnement vise à se ressouvenir et parvient à trouver en lui-même les vérités : « L’instant est semence vivante ». Dans ce texte expérimental, C. Lispector s’exprime par antiphrases heurtées, en un monologue non conventionnel, maladroit en apparence : « dès déjà, c’est futur, et toute heure est dite » ; et ce, sur le rythme d’une confession. Son autocritique, qui est aussi une révélation, creuse jusqu’au squelette de la parole, dépouillant cette dernière de psychologie, puisant à l’oralité, « Un instant m’amène insensiblement à un autre et le thème athématique va se déroulant sans plan (…) ».
C. Lispector en une vision de peintre représente un bestiaire à l’intérieur de grottes, de cavernes où grouillent des animaux et des insectes mal aimés, menaçants, parmi lesquels la blatte de La passion selon G. H. (1964). « Un personnage réduit aux initiales de son nom, sans visage, ni biographie, une nordestina qui semble être dépossédée d’elle-même, une narratrice qui n’est qu’une voix, une poule, une blatte, un rat, un criminel, ou encore, une narratrice qui se fait fragment, forme informe et multiple, qui affirme la rupture, l’intervalle, tels sont les modes de fonctionnement de cette minoration qui se fait entendre dans l’écriture lispectorienne », souligne Cristina Moreiro-Marcos. Lispector découpe des instants brefs en séquences courtes : « Ce que je te dis doit être lu rapidement comme quand on regarde ». Le souffle, comme expression particulière, s’incarne en une transsubstantiation, une conversion par les plantes, les sucs des fruits, l’eau vive, la lumière, devenant « la matière sensibilisée par le frisson des instants » pour répandre « des ondes à travers tout mon corps ». L’écrivain (ni homme ni femme) parcourt les deux thèmes du mythe : eschatologie et cosmologie.
Telle une déesse antique, ou prêtresse et prophétesse Diotime, l’écrivaine se révèle à travers une maïeutique dans une langue qui lui est propre, une exploration de la forme narrative, sans psychologisme, à l’aide de l’anacoluthe, de la rupture syntaxique. La passion traverse la grande auteure brésilienne, qui se brûle, consumée au bûcher des sorcières, « dans le brûlage de tronc sec je me tords aux flammes ». Comme chez Ovide, Lispector se métamorphose, « et pour me parer naissent entre mes cheveux feuilles et ramures ». Des ellipses du moi, du double, alimentent la conscience de l’autrice. L’écriture est réminiscence spatio-temporelle. L’on peut voir une expérience mystique où des souvenirs d’enfance s’entrechoquent, entre les origines juives ukrainiennes de la romancière élevée au Brésil auprès de femmes noires : « Parce qu’à cinq heures du matin de ce jour, 25 juillet, je suis tombée en état de grâce ». Clarice Lispector rêve son propre monde, sans frontières définies, dans l’ailleurs et le jadis, en profonde recherche d’amour. Son texte, étrange et inquiétant, touche au sublime.
La grande dame des lettres brésiliennes en passe par la transe, la fièvre, la vibration de la nature, heurtée par la trivialité du réel : « J’entends maintenant une musique sauvage (…) qui vient d’une maison voisine où des jeunes drogués vivent le présent », pénétrée, brutalisée par des états contradictoires limites : « Je perds l’identité du monde en moi et j’existe sans garanties. Je réalise le réalisable mais l’irréalisable je le vis et le sens de moi et du monde et de toi n’est pas évident ». Ou encore, quand elle parle « de la dolence des fleurs pour sentir davantage l’ordre de ce qui existe » : « Les œillets rouges hurlent en beauté violente. Les blancs rappellent le petit cercueil d’enfant défunt ; alors l’odeur devient poignante et on détourne la tête d’horreur ». Dans Àgua Viva, les moments du réel, les affections profondes de la romancière sont jetés depuis son enfance jusqu’à la grande maturation d’un état particulier de communion intime.
Cristina Moreiro-Marcos analyse ainsi l’écriture singulière de C. Lispector : « L’insignifiant comme altérité, élevé ainsi au statut de cause et de centre de l’écriture, nous parle aussi de l’altérité de Clarice Lispector, elle-même. Son rapport paradoxal à la littérature, sa difficulté à se professionnaliser, sa relative solitude dans le monde des lettres brésiliennes, sa réclusion sociale, finalement son œuvre singulière, composent le cadre ». [L’insignifiant comme altérité chez Clarice Lispector, Cairn, 2020]. En proie à une solitude poignante, C. Lispector jette ses mots, son « secret d’être » comme une bouteille à la mer, et c’est fulgurant. Elle écrit comme saisie par une urgence prémonitoire, en 1973, elle décèdera 4 ans plus tard…
Àgua Viva est suivi d’un entretien inédit. Le texte original en portugais brésilien est inscrit sur la pagination de gauche.
Yasmina Mahdi
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