Ada, ou l’ardeur, Vladimir Nabokov
Ada, ou l’ardeur (Ada or Ardor), trad. Gilles Chahine, Jean-Bernard Blandenier (trad. revue par l’auteur), 768 p. 12,50 €
Ecrivain(s): Vladimir Nabokov Edition: Folio (Gallimard)Ce roman, paru initialement en anglais en 1969, est un diamant littéraire. Le thème essentiel, récurrent chez Nabokov, en est l’amour incestueux, ici entre frère et sœur. Mais contrairement au René de Chateaubriand, qui se morfond, en même temps que sa sœur et loin d’elle, dans la torture morale et le remords chrétien, ou au personnage, plus actuel, de Aue dans Les Bienveillantes de Littell, qui nourrit pour sa sœur une passion morbide et dévastatrice, Van Veen et Ada, sa cousine et demi-sœur, assument, consomment et revendiquent un amour flamboyant, heureux, sensuel, qu’ils conservent intact et mènent malgré les vicissitudes et les séparations, parfois très longues, imposées par les conventions sociales, terriblement bourgeoises, jusqu’à la fin du roman, qui décrit la vieillesse paisible qu’ils vivent enfin réunis.
Pas de dénouement tragique, donc, puisque notre lecture s’achève sur les réflexions existentielles d’un Van de quatre-vingt-dix sept ans, narrateur et personnage principal, en train d’apporter, aidé d’Ada, les dernières corrections au chapitre qui clôt le récit de ce magnifique amour, toujours vivace, qui n’a jamais faibli depuis les premières étreintes, immédiatement et furieusement charnelles, entre l’adolescent averti de quatorze ans qu’il était et l’ardente jeune fille de douze ans qu’était sa sœur.
Avant de réaliser leur rêve de vivre une vraie vie de couple à plus de cinquante ans, leur amour connaît maintes contrariétés, la plus douloureuse étant le suicide, à l’âge de vingt-cinq ans, de la délicieuse Lucette, sœur cadette d’Ada et cousine de Van, follement amoureuse de ce dernier, qui résiste à ses avances et à la proposition d’Ada de construire un « couple à trois » (car Ada adore sa sœur à qui l’unit une passion lesbienne parallèle). De multiples péripéties créent et entretiennent un suspense romanesque qui entraîne le lecteur dans une vie mondaine animée de personnages extravagants, dont Marina, la mère d’Ada, actrice excentrique, et le père de Van, Dementii, surnommé Démon, amant et beau-frère de Marina, et accidentellement père biologique d’Ada, voyageur riche et oisif collectionneur de lolitas (autre thème cher à Nabokov).
Attention ! Aucune fausse pudeur dans ce très beau roman, que tout lecteur définitivement coincé dans l’étroitesse de ses préjugés moraux doit s’abstenir de lire. Outre la sensualité réjouissante et jouissive qui déborde des lignes d’Ada, l’élégance de l’écriture (la traduction en français revue par l’auteur est une réussite), l’inventivité romanesque (avec ses glissements équivoques entre deux univers parallèles, sa cartographie fantaisiste et sa folle toponymie), le foisonnement des parenthèses scientifiques (Ada est passionnée par les fleurs et les insectes, et Van se passionne pour la philosophie et la psychologie), la multiplication des jeux de mots, les intrusions, dans le cours de la narration, de Van et d’Ada nonagénaires sous la forme de notes, de remarques ou de contestations, font de ce livre, à mon sens, un de ces chefs-d’œuvre qu’on garde précieusement chez soi pour pouvoir y revenir, et en refaire de temps en temps une lecture heureuse.
Patryck Froissart
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