Activer les possibles, Isabelle Stengers (par Delphine Crahay)
Activer les possibles, Isabelle Stengers, Esperluète, Coll. Orbe, 2018, 144 pages, 12 €
Singulier singulière. Étonnement. Blanc.
Souffle. Sève. Deuil. Plaisir. Contrainte.
Résister. Retournement. Traduction.
Nommer. Tissu. Secret. Aspérité.
Perception. Fiction. Intriquer. Effet.
Ces mots, ce sont ceux que Frédérique Dolphijn a choisi de proposer à Isabelle Stengers pour Activer les possibles, un entretien paru aux éditions Esperluète dans la Collection Orbe, qu’elle dirige avec Anne Leloup et qui présente des rencontres dialoguées entre un écrivain, un artiste… et elle-même. L’objet de ces entrevues est le rapport de ces artisans à lecture et à l’écriture : ce que ces activités engagent, requièrent, accomplissent en, pour et par eux. Le modus operandi est le suivant : les mots retenus par Frédérique Dolphijn jouent le rôle de déclencheurs. L’invité les pioche à l’aveugle l’un après l’autre, et le propos se tisse au gré de leur succession hasardeuse.
Cette démarche est à la fois féconde et riche d’agréments : favorable à la sérendipité, aux tâtonnements et aux détours, elle autorise une certaine spontanéité, met en scène une pensée en mouvement, entremêle réflexions générales et abstraites et considérations concrètes et personnelles. Il en résulte une conversation dense et foisonnante, où l’on découvre une femme et une penseuse passionnante. Philosophe des sciences, Isabelle Stengers se signale par la hauteur de ses vues, exposées sans hauteur aucune mais avec une tranquille humilité ; par la vivacité, la lucidité et l’acuité de son regard ; par sa rigueur, son sens de la précision et de la nuance, alliés à une sensibilité vive et fine ; par sa volonté de créer, d’étonner autant que de s’étonner. Elle est animée du souci de débusquer le préjugé, l’erreur, le biais, la croyance, la complaisance et l’indifférence – « c’est effrayant ce qu’on peut entendre et laisser passer » ; elle ne cesse de s’étonner, de réinterroger et de réexaminer ses idées, ses interprétations, ses hypothèses. Ouverte au paradoxe, sans lequel aucune pensée ne vaut, elle sait aussi l’importance de l’imaginaire et de l’imagination, et sait donner – ou rendre – au senti et à l’intuition un rôle et une valeur : « même sans preuve, ça tient et ça vous tient, ce n’est pas “moi mon opinion”. Résister à tout ce qui voudrait qu’on se soumette à ce devoir général, devoir prouver, ça peut être un enjeu ». C’est enfin, nous a-t-il semblé, une femme d’une grande… hm, nous allions écrire « humanité », mais nous craignons que cela ne veuille plus, ou pas dire grand-chose. Bonté. Oui, bonté et générosité ; une femme soucieuse d’autrui, qu’il s’agisse d’individus ou de groupes, et en quête de façons nouvelles – ou anciennes mais oubliées – de vivre ensemble et de « repeupler le paysage ».
Tout cela fait d’Activer les possibles un ouvrage riche et inspirant, qui explore des thèmes très variés : il y est question, bien entendu, de philosophie et de sciences, mais aussi de traduction, de lecture et d’écriture, du monde comme il va et de résistance ; d’hypnose, de psychologie, de fiction, de transmission, de sorcellerie et de capitalisme… C’est un livre qui stimule, nourrit, donne à penser et à s’interroger ; qui réjouit également, quand on y lit un refus « de penser en termes de “qu’est-ce qui existe vraiment“ » et de « réduire un effet à une cause qui l’explique ». Il résiste, parfois – il va sans dire que nous n’avons pas saisi toutes les subtilités du propos de la philosophe – et élève, parce que sa lecture est exigeante, tant intellectuellement que d’un point de vue éthique – si l’on prend la peine d’envisager les conséquences et les implications pratiques des réflexions d’Isabelle Stengers – et parce que nous croyons, ou du moins espérons, que la haute tenue de sa pensée déteindra quelque peu sur la nôtre – si tant est que nous ayons une « pensée », ce qui n’est pas certain du tout. Ce dialogue invite aussi, comme l’indique son titre, à se mettre en mouvement, corps et esprit pour « fabriquer des possibles qui […] peuplent autrement » le monde, en appelant à la résistance – celle qui commence par « créer des interstices, des espaces respirables où se tissent des liens pratiques à la fois ouverts et exigeants, contre la pression à la norme », sans « attendre que L’État nous dise quoi faire ». Des mots qui, en ces jours, sonnent juste et résonnent profondément.
Delphine Crahay
Isabelle Stengers, née en 1949, philosophe et scientifique, professeure à l’Université Libre de Bruxelles, s’est spécialisée dans la philosophie des sciences. Ses ouvrages, nombreux, sont réputés ardus et passionnants et s’intéressent à de nombreux domaines : science, psychanalyse, philosophie, écologie, capitalisme.
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