Abattoirs de Chicago, Le monde humain, Jacques Damade
Abattoirs de Chicago, Le monde humain, Éditions La Bibliothèque, 2016, 88 pages, 12 €
Ecrivain(s): Jacques Damade
Dans un texte surprenant ou déconcertant en raison de sa forme hybride, Abattoirs de Chicago, Le monde humain, Jacques Damade développe une vision personnelle de l’organisation de nos sociétés contemporaines. Il est difficile de classer ce livre parmi les genres habituels. On pourrait simplement affirmer, comme cela a déjà été dit, qu’il s’agit d’une écriture « bizarre ».
Le titre de l’ouvrage, Abattoirs de Chicago, et le sous-titre, Le monde humain, sont choisis à dessein : il s’agit d’alerter le lecteur, qui découvre peu à peu un système « qui aboutit au monde capitaliste industrialisé, où l’homme finit par devenir non plus un être pensant mais une machine à produire et à consommer ».
Tentons de suivre l’auteur dans sa démonstration. Tout commence dans la vaste plaine du Middle West. En à peine un siècle, « un saut brutal » fait passer l’homme d’« un pays de cocagne, un état quasi primitif » à une mécanisation toute puissante qui va bouleverser la conception même de la condition humaine.
Par le passage d’une machine de guerre à une machine économique, un système infernal est mis en place avec l’« intelligence de l’efficacité ». Tout est rationalisé, et pour réduire au maximum le coût d’un produit, on réduit au maximum le coût de la vie humaine.
On commence par déloger les Indiens qui vivaient en tribus, puis deux guerres vont célébrer leur quasi-extermination. Ceux qui survivent sont parqués dans des réserves, comme on parque les bêtes. Les animaux deviennent des « stocks » dans des enclos. On se sert ensuite de bateaux pour les transporter vers des centres d’abattages, on construit des lignes de chemins de fer pour les acheminer plus rapidement, on fusionne, on concentre, on invente des procédés de conservation de plus en plus performants, ceci pour atteindre les grandes villes où l’on écoulera la marchandise. Quand le cycle complet est accompli, que le modèle est bien rodé, on peut s’attaquer à l’homme, et c’est alors le « taylorisme ». On rationalise le travail, on découpe les gestes en les réduisant au maximum, puis on invente la pointeuse. « Le temps uniformisé, monotone est en route », « le travail en miettes ». Toute résistance est durement réprimée. On engage de la main-d’œuvre fragile et corvéable à merci.
Les abattoirs auront servi de modèle expérimental pour toutes les autres industries. Tuer en masse, produire en masse, obliger une masse à consommer des produits de plus en plus inutiles. Supprimer le temps, la durée et l’espace par une concentration poussée à son paroxysme. Toute cette « efficacité » n’a que deux objectifs bien précis : la rentabilité et le profit maximum. L’expertise et l’intelligence humaine sont utilisées à des fins purement mercantiles. Les abattoirs de Chicago fermeront mais le processus de production mis en place sera irréversible.
Au fil des pages, nous sommes emportés, dans une marche inexorable, vers une vision d’apocalypse qui nous submerge et nous plonge dans une sensation oppressante. « L’absence de frein, de scrupule, d’humanité envers les bêtes et les hommes, l’audace, l’exploitation à tout va, la disproportion et la toute-puissance… font entrer l’homme dans l’ère de l’hybris ».
Jacques Damade use d’une écriture savante et échevelée. Faisant montre d’une déconcertante agilité, il mêle une prose des plus conventionnelles à de longues descriptions épiques. Il va de l’énoncé de faits bruts à la réflexion philosophique, du prosaïque au poétique en se risquant parfois au fantastique. Il varie également ses registres pour multiplier ses effets. On passe du tragique et de la polémique à la sentence. Les citations de sociologues, de philosophes, de poètes et de romanciers sont utilisées comme validation de son propos, et les nombreuses notes et références à la fin de l’ouvrage permettent d’entrer de plain-pied dans la cruauté féroce de la réalité. Parfois, il a recours à des photos, des croquis et des schémas. L’auteur va même jusqu’à citer des passages des évangiles pour servir son ironie.
Quand il souhaite accélérer le rythme de son texte, il court à la phrase nominale, quand il aspire à le ralentir, il accumule les formules d’insistance, amoncèle les substantifs, use de répétitions, de parallélismes de construction, de contrastes. Il diversifie également les points de vue, passant du « on » ou du « il » impersonnel au « je » car alors il s’implique personnellement, puis au « vous », où il prend son lecteur à partie.
Comme Jacques Damade le formule lui-même se référant au Cygne de Baudelaire, « Tout pour moi devient allégorie » et les Abattoirs de Chicago deviennent ici l’allégorie d’une apocalypse.
Passant à une toute autre dimension, comme l’écrit l’auteur, « Le système mis en place à Chicago s’est aujourd’hui diffusé sur toute la planète. La mentalité qui met l’argent et le plaisir immédiat comme valeurs suprêmes, nous conduit au mépris de toute protection de la nature et risque de nous entraîner vers le chaos ».
On est entré dans le stade industriel totalement déshumanisé. Il ne s’agit plus de nourrir une population mais de la gaver de denrées de mauvaise qualité. Il ne s’agit plus de vendre par nécessité, il s’agit de produire bien au-delà des besoins avec des moyens techniques et des stratégies de plus en plus perfectionnées. Il ne s’agit plus de produire le nécessaire mais de vendre le superflu en s’appuyant sur les stratégies du marketing, afin de réaliser des bénéfices exorbitants pour le profit d’une couche infime de la population. Une grande part des ressources de l’intelligence humaine est utilisée pour mettre en place une machine folle, celle d’un pouvoir entièrement soumis à la rentabilité. Et cet « esprit d’entreprise » finit par se diffuser comme un poison dans le monde politique.
Que sont devenus la beauté du travail bien fait, la solidarité, le lien social ? Que sont devenus nos rapports au temps et à l’espace ? Qu’est devenu notre rapport à la nature ?
Combien auront le courage de résister à une déferlante démente ? Combien seront capables d’inventer une autre organisation tournée vers le bien-être humain, d’autres technologies au service du plus grand nombre ? Combien d’entre nous préfèrent répondre à ce monde inhumain par la célèbre formule de Bartleby « I would prefer not to ».
Jacques Damade nous avertit : « l’humanisme, qui avait recélé tant d’espoir, débouche sur une sorte d’extraordinaire barnum entre le divertissement et le Moloch ». Alors, le temps n’est-il pas venu de promouvoir un nouvel humanisme qui mettrait en concurrence le cycle de la prédation humaine et le cycle de la nature pour se reconstituer ?
Dans sa dernière interview par Chris Hedges, Noam Chomsky énonce à propos de son livre Requiem pour le rêve américain : « Le changement néolibéral a déplacé les décisions de l’arène publique sur le marché… L’idéologie affirme qu’elle augmente la liberté, c’est en fait une tyrannie croissante ».
À force de vouloir effacer toute trace de l’histoire, à force de vouloir nier le passé, à force de se vouer à un monde sans limite et sans vertu, parfois une sourde inquiétude surgit.
Ce récit nous met sérieusement en garde contre toutes nos dérives actuelles. Bien qu’étant un sévère réquisitoire sur la situation actuelle, ce livre, concis, est un véritable régal de lecture. Sa richesse et la qualité remarquable de son écriture mènent les lecteurs vers une réflexion profonde et grave. L’objet-livre lui-même est un véritable petit bijou dans sa présentation.
Pierrette Epsztein
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