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A un jeune peintre grenoblois, par Marie du Crest

Ecrit par Marie du Crest 08.12.15 dans La Une CED, Ecriture

A un jeune peintre grenoblois, par Marie du Crest

 

– Toma, tu en es certaine, ce n’est pas un prénom ?

– Demande aux Turcs et tu verras ce qu’ils te répondront !

Geneviève expliqua alors qu’elle avait photographié sous plusieurs angles un de ces engins, le #3850, lors d’un séjour à Istanbul. C’était une sorte de petit camion qui pourrait faire penser à un jouet mais un jouet pour de vrai, spécialisé dans la lutte contre les manifestants. Peut-être d’ailleurs existait-il des versions miniatures à destination des petits garçons turcs des célèbres camions des forces de l’ordre ? Compact, massif, refermé sur lui-même par sa carcasse blindée qui descend même jusqu’aux roues. Il lui rappelait un peu les camions de transfert de fonds de la Brinks qu’elle évitait de suivre dans les rues, de peur d’une attaque, d’un braquage sanglant. C’est l’avant du Toma qui le rendait parfaitement monstrueux lorsqu’il était équipé d’un pare-buffle noir, partant non pas à la chasse aux herbivores ou félins de la savane, mais à celle des opposants, lorsque son pare-brise était protégé d’une lourde grille, comme une sorte de casquette ou de moucharabieh maléfique. Et c’était surtout son puissant « lance eau », pareil à une antenne d’un terrifiant insecte de science-fiction, implanté sur le toit de la cabine que tout le monde redoutait.

Il pouvait alors projeter à la ronde, son venin autoritaire et répressif qui faisait fuir, souvent en titubant, hommes et femmes dans les rues voisines des grandes artères. Il y en avait des blancs, des gris. Bandes bleues, et un mot court de la même couleur, POLIS que l’on comprenait sans aucune difficulté, sans être du pays. Les Toma s’estimaient quasiment invincibles lorsqu’ils avançaient face aux foules en colère. Les engins fixaient ceux qui avaient l’audace et la prétention de les défier. Chacun pourtant imaginait comment rendre vulnérables, ces chars d’assaut urbains, ses chevaux motorisés et cuirassés.

– Il te suffit de prendre un pot de peinture et tu le lances au niveau du pare-brise. Le Toma alors devient aveugle, perd sa trajectoire et il est possible parfois d’en prendre les commandes.

– J’aimerais bien voir exploser le rouge, le jaune, le bleu ou le vert sur la carrosserie sinistre du Toma.

– Vous savez, je me demande s’il n’y a pas encore pire que les TOMA. Les véhicules SCORPION eux tirent des gaz lacrymo pour disperser les manifestants. Je les ai vus à l’œuvre à Ankara !

Geneviève avait photographié des scènes que certains qualifieraient de pittoresques : une vieille dame en foulard bleu en conversation avec un policier de Toma, descendu de son engin, le 39534. Elle paraît toute minuscule à côté du grand gaillard en noir. Que se disent-ils ? Geneviève l’ignore malgré les gestes de ses mains qu’elle observe avec attention : imploration, aumône ? Serait-ce la propre mère du type, lui adressant des reproches à propos de sa conduite familiale ? Profère-t-elle des accusations contre les missions du policier ?

Geneviève était restée discrète, à bonne distance des deux personnages afin qu’elle ne soit pas repérée par le flic. La puissance de son zoom lui servait de planque, de poste avancé d’observation. Elle demeurait toujours très prudente et dès qu’elle sentait que la tension montait entre les protestataires et les hommes de main du pouvoir, elle pensait immédiatement à se protéger. Elle prenait même avec elle un vieux foulard dans sa poche d’imperméable et elle s’en servait alors à la fois pour ne pas respirer les fumées toxiques et pour éviter d’être facilement identifiée sur des photos prises par des professionnels de la presse ou pire des membres des renseignements turcs.

Le Toma d’ailleurs apparaissait dans toutes les vidéos, reportages filmés, consacrés aux incidents, aux émeutes, aux manifestations qui dégénéraient. Il incarnait à lui tout seul la brutalité dont étaient capables les autorités turques et il servait d’arme de dissuasion sans nul doute. « Vous risquez gros en descendant dans la rue ; le Toma veille… »

Ainsi certaines machines de guerre hantent-elles longtemps les mémoires des générations qui ont connu les conflits durant lesquels elles ont tué, terrorisé. Geneviève était née dans les années cinquante et se souvenait encore du B52, des forteresses volantes de la guerre du Vietnam dont la télévision parlait presque chaque jour. Elle découvrait alors que les avions ne servaient pas seulement à s’envoler vers des pays lointains en quelques heures mais qu’ils étaient aussi d’effroyables moyens de destruction. Icare avait-il pensé à cela ? Non, ses ailes étaient de cire, de cette matière douce et délicate, fragile quand elle était exposée au soleil. Il était lui, vulnérable, dans son ascension céleste.

Geneviève ne savait photographier que les villes, leurs fantaisies désobéissantes comme les tags sur les parois, sur les trottoirs ; les affiches sauvages ; les brins d’herbe (que l’on nommait bêtement mauvaises herbes) poussés sans terre, au milieu du goudron ; les passants insouciants et extravagants ; les façades décolorées, humides, moisies ; tout ce qui lui semblait bancal trouvait grâce à ses yeux. Le paysage naturel au contraire lui semblait trop parfait et spectaculaire. Elle répétait : « cela ne me parle pas, je t’assure ».

A son retour d’Istanbul, au début de septembre, Geneviève reprit sa vie d’amateur d’art mais toujours avec son tempérament de flâneuse curieuse. Elle achetait rarement des tableaux ; elle n’en avait pas réellement les moyens et elle rejetait l’idée d’une contemplation dans le cadre d’un intérieur intime, dans un salon, un bureau, ou une chambre à coucher. La galerie d’art, le musée (celui qui restait peu fréquenté) convenait à cette marche, cette déambulation vers les œuvres dont la puissance n’était jamais détournée par le décor familier d’une pièce où l’on vit. Des cimaises, de l’espace, une bonne lumière et rien d’autre. Elle espérait rester seule dans les salles ; le gardien immobile, debout ou assis avait à ses yeux une simple existence physique. Comment supportait-il d’ailleurs de passer des journées entières, face à des œuvres qu’il ne voyait même plus ? C’était une bien grande torture que l’on infligeait là, à ce pauvre planton. Il articulait quelquefois, comme pour se venger de cette immobilité sans fin, la phrase fatidique :

Ne touchez pas, s’il vous plaît !

Comme d’habitude, il n’y avait personne d’autre dans l’ancienne école élémentaire de la rue du docteur Dollar, transformée en centre d’art contemporain en ce début d’après-midi. Dans la première salle, Geneviève se crut au bord de l’Océan : un voilier de loisir bleu délavé était là, au centre de la pièce, en cale sèche, en équilibre sur sa quille. On était à marée basse ? Ou bien la mer s’était retirée à jamais comme la mer d’Aral, anéantie par le détournement de ses eaux ? Geneviève se rendit très vite compte que ce curieux petit navire pour marin du dimanche, était entièrement en morceaux, tronçonné tout le long de la coque. Le capitaine du bord était visiblement devenu fou en rendant son embarcation submersible et définitivement inutile. Geneviève acceptait toujours de se laisser embarquer dans cette promenade de toutes les invraisemblances, truquages et inventions d’artistes. L’artiste avait appelé son œuvre d’un joli titre, Course contre l’orage. Elle passa dans la deuxième salle, aux murs blancs ou plutôt aborda soudainement un autre monde, fait de violence et de révolte. Elle fut attirée par les couleurs tonitruantes des tableaux. Cinq grandes toiles et quatre dessins. Toutes ces œuvres évoquaient des scènes de guérilla urbaine, d’individus solitaires, nimbés comme des saints modernes de fumigènes soufrés, rougeoyants participant à des émeutes, à des soulèvements et levant un poing vengeur. C’était éclatant mais cependant Geneviève fut attirée par l’un des quatre dessins au graphite, de format plus modeste, que l’artiste Johann Rivat avait intitulé Uncivilized suivi d’un simple numéro.

Le dessin tient une place particulière dans l’histoire de l’art ; à de rares exceptions, il est considéré comme moins noble que la peinture. Il prépare la toile : c’est un projet, une esquisse, un terrain de repentirs. Les enfants autrefois recopiaient le brouillon de leur rédaction, écrite au crayon HB. L’encre scellait la version définitive de leur travail scolaire, celle qui serait notée ; il devenait alors impossible de gommer, d’effacer toutes les maladresses, les fautes d’orthographe, les passages de piètre qualité. Dans le monde de l’art, beaucoup reprenaient à leur compte cette idée. Geneviève, au contraire, voyait dans le dessin une œuvre à part entière, cherchant autre chose que le tableau à l’huile : une fulgurance du trait ; la recherche essentielle des formes ; une expression brève en petit format : le sonnet des peintres. Le dessin sur papier que Geneviève appelait à elle présentait la particularité de ne pas reproduire le moindre individu.

Mais elle reconnut, sur le champ, le Toma. Le Toma 661. Seul sujet central du dessin, son arrière en premier plan. Toujours clos, fermé à double tour ; la petite porte blindée hermétiquement condamnée à ne pas s’ouvrir. Les grillages sur les vitres. Les hommes se cachent-ils à l’intérieur ? Sont-ils partis, rentrés chez eux ? Geneviève resta plantée là, imaginant des évènements possibles.

C’est l’hiver glacial comme il y en a souvent à Istanbul. La neige a envahi les rues de la ville et la neige blanche lèche les pneus énormes, charbonneux que le crayon graphite de Rivat a fait surgir du papier. Le ciel est tout entier grisaille et personne n’ose sortir, tant le froid mord les visages. Tout le voisinage se calfeutre à l’intérieur des petits immeubles. Les chats et les chiens s’absentent aussi. Un conducteur invisible a laissé sa petite voiture sur le bas côté. Geneviève se demanda s’il l’avait fait avant ou après l’arrivée du Toma. Istanbul la grouillante était à cet instant du dessin absolument vide. Geneviève repartit en pensée à Istanbul parce qu’elle décidait d’entrer dans le cadre de ce qui fut d’abord sans doute une photo de presse avant de se transformer en dessin plus mélancolique, décoloré. Il ne s’agissait pas selon elle de traversée du miroir, ou de l’écran comme au cinéma mais de quelque chose de plus concret puisque la lumière zénithale de la salle se reflétait dans celle blafarde de la ville dessinée. Sa propre silhouette aurait pu même s’introduire, tel un fantôme, dans le dessin.

Et puis il y avait ce mur haut qui piégeait l’espace, qui emprisonnait le piéton qui se serait aventuré jusque-là et le regard de Geneviève. Et ce texte en turc indéchiffrable, illisible même, comme si tout devait être rendu au silence, à un silence de mort.

Le Toma annonçait une menace ou proclamait la fin des hostilités, sa victoire sur ceux et celles qui avaient osé, comme le montraient les autres grands tableaux, crier leur rage dans la couleur.

Et Geneviève photographia le dessin de Johann Rivat.

 

Marie Du Crest

 


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Rédactrice

Théâtre

Marie Du Crest  Agrégée de lettres modernes et diplômée  en Philosophie. A publié dans les revues Infusion et Dissonances des textes de poésie en prose. Un de ses récits a été retenu chez un éditeur belge. Chroniqueuse littéraire ( romans) pour le magazine culturel  Zibeline dans lé région sud. Aime lire, voir le Théâtre contemporain et en parler pour La Cause Littéraire.