A propos de Wilderness, Lance Weller (par Sandrine-Jeanne Ferron-Veillard)
Wilderness, Lance Weller, éd. Gallmeister, 2017, trad. américain François Happe, 346 pages, 10 €
De l’endroit où l’auteur écrit. Ou depuis lequel lire un livre. Sans doute cela modifie-t-il la lecture. L’impression. Créer une expérience de lecture. J’ai souhaité lire Wilderness sur l’île d’Hawaï, qu’ici, aux États-Unis, nous appelons Big Island. Big Island, tout simplement parce que c’est la plus grande de l’archipel. Parce que dans les îles dites Américaines, l’histoire n’est pas seulement écrite dans les livres, elle se vit quotidiennement. Elle suinte, elle déborde, elle est un marqueur. Émotionnel. Et dans la langue américaine, les mots sont pragmatiques. La pensée, factuelle. Ce sont des mots comme patrie, serment, camp, communauté, partisan. Des pensées comme autant d’images cinématographiques. Des gueules qui accrochent la cornée et leur histoire tatouée sur l’écran. Les rides, les cicatrices, les plaies comme autant de mots à traduire. Lire Wilderness, c’est assurément renouer avec ces termes-là. Leur application dans le monde dit réel.
Des gueules qui disparaissent, diluées dans la lecture. Le récit peut paraître déroutant. Personnages désincarnés. Des personnages qui surgissent à chaque chapitre, ils s’effacent au chapitre suivant. La structure s’étiole, plus aucun article pour y accrocher une phrase. Parti pris pour déraciner les personnages. Car c’est de cela dont il s’agit. Les conséquences du déracinement. L’auteur les abandonne pour ne conserver qu’Abel, Jane, Glenn, Ellen et le chien. Jane.
David, Ned, Edward, Charley, Tom Oyster, Hypatia, Elisabeth, Dexter et tous les autres que j’aurais désiré ne pas oublier. Ils se soustraient à la règle de l’écriture. Et tant mieux. D’autres surgissent, Virgil, mort, dix lignes plus loin, peut-être même moins. Parti pris pour illustrer l’arbitraire, la finitude, l’impermanence, parce que rien ne tient au sol. Ou rien ne dure. Instabilité du terrain, des pensées, des concepts. Abel est le seul qui tient, le Sauveur le temps d’une vie, celui qui survit. Il est celui qui marche, il est l’idée, celui qui fait le lien entre tous les autres. L’homme qui marche, aussi fin et desséché, le métal dans le corps. Il n’y a plus que du métal entre ses os. L’homme qui a fait la guerre sans rien demander, sans parti pris. Quoique. L’homme y a perdu une part de son histoire, son passé désormais devant lui. Son chien. Son pays. Sa maison. Sa petite. Sa femme. Son armature.
J’ai attendu de rentrer « chez moi », à Miami, pour décanter le texte. Me souvenir de son champ sémantique. Le récit et l’histoire. Une scène, profondément picturale et remarquablement traduite, a resurgi comme une gifle. La distorsion de la mémoire.
« Une fois encore, il revit la peinture bleu ciel dont les murs avaient été aspergés d’un bout à l’autre de la maison. Comme si Elisabeth avait voulu marquer sa douleur, de la même manière qu’un animal marque son territoire, et demeurer dans cet endroit à tout jamais. C’était un mois après la mort de l’enfant (…), et cela avait été son idée à elle, quand elle s’était levée, après sa convalescence, de mettre une nouvelle couche de peinture sur les murs et sur les châssis des fenêtres. Pour égayer leur maison, comme si de telles petites choses pouvaient leur permettre de commencer à faire leur deuil et à changer petit à petit la maison qui abritait leurs pensées et les souvenirs qu’ils avaient de cette toute petite mort. Ainsi, la peinture d’un bleu doux pour les châssis, pour aller avec le bleu de la porte, et le blanc pour les murs. Un soir, Abel avait rapporté la peinture du magasin général où il était employé, et il la lui avait confiée le lendemain matin, quand il était parti à pied à son travail. Elle avait commencé avec un seul pinceau, et quand il était rentré chez lui à la fin de l’après-midi, le pinceau était trempé de bleu et légèrement veiné de rouge, souillé de la poussière du sentier qui menait au large porche. Aucune fumée ne s’échappait de la cheminée. Il n’y avait aucun bruit, à part le clapotis du lac derrière le bûcher. Peut-être que les grenouilles chantaient en l’honneur d’une lune tôt levée et peut-être que le vent faisait murmurer un monde de verdure, mais Abel n’avait rien entendu d’autre que le lac venant clapoter contre le rivage, comme si c’était une chose consciente et affamée, et depuis ce temps, il l’entendait toujours dans ses rêves ».
Elisabeth au centre du bleu, le sang bleu, le bleu sur elle, ses mains, sa robe, les murs, les plafonds, les meubles, le berceau, la maison entière, le livre entier peint en bleu. L’auteur a travaillé tel un coloriste. Le bleu omnipotent. Le bleu des uniformes. Il m’a semblé saisir là un détail crucial du livre. D’Est en Ouest, jusqu’au Pacifique bleu, il y a toujours cette idée du mouvement, du déplacement. Wilderness est le nom d’une forêt de Virginie où eut lieu une bataille de la guerre de Sécession, qu’ici nous appelons The Civil War. L’une des plus sanglantes. Du 5 au 7 mai 1864. L’auteur s’est-il rendu sur les lieux, combien de temps est-il demeuré pour s’imprégner des marqueurs somatiques, la fumée noire, la faune et la flore et la forme du vent. La pluie. L’humus. Le sang. Les corps en décomposition dont les visages remontent, ils remontent toujours à la surface sous les pieds des vivants, ce sont les Natives qui disent cela. Et les Hawaïens le croient aussi.
Le livre tient sur trois piliers-dates. 1965 pour la première scène, le visage de Jane, la dernière et en flashback, l’alternance entre les années 1899 et 1864. Le dialogue incessant entre le territoire et les hommes qui y habitent, qui y cheminent, ils y meurent aussi. L’exhalaison végétale permanente, l’auteur créant une saturation sensorielle pour atténuer l’horreur ou accentuer le détail par lequel une scène restera plus qu’une autre. Les végétaux qui poussent et les hommes qui s’y enfoncent. Les toiles d’araignée entre les dents des morts sur le champ de bataille, les corps non ensevelis. Pas le temps de les inhumer. Pas le temps pour la vie. La mort ensanglantée. Et l’histoire d’un pays dont le passé est sans cesse devant. La terre et sous elle, les visages énucléés des êtres qui l’ont ensemencée.
Alors j’ai voulu faire comme l’auteur, sentir le bois amputé dans une scierie, lire des ouvrages d’histoire, lire des articles, écouter les historiens, comprendre ce que fut cette bataille, et cette guerre. Le détail, le déplacement des troupes, le maniement des armes, lesquelles, première guerre dite moderne. Les armes et les tranchées creusées. On n’avait jamais vu ça auparavant. Une guerre, non plus pour battre l’ennemi mais pour l’effacer du sol.
Aller sur les lieux. Et avec le livre. Violent, sensoriel, olfactif, assurément visuel. J’ai cherché l’écho du livre dans les visages d’aujourd’hui. Une douleur lancinante. Une coupure qui jamais ne s’est refermée. Les joues déchirées. J’ai noté la récurrence des blessures, dans le livre, sur les visages des personnages. Les hommes agresseurs parce qu’ils ne savent plus d’où ils viennent, les hommes agressés pour ce qu’ils sont intrinsèquement. Et puis, il y a les villes qui se bâtissent, en 1899, elles s’étendent et se propagent. Les cabanes se transforment et dans leurs ombres, sur une autre rive, celle du XIXe siècle, les hommes continuent de lire dans les nuages la disposition du monde. Dans les nervures des bois et le sens des feuilles, les lignes du destin ou de l’histoire. Le livre. Le sol est jonché de squelettes. Et la scierie derrière. L’odeur sucrée des chutes et le fer et l’huile, c’est tout ça une scierie en toile de fond. Les hommes du Nord, les hommes du Sud. Les hommes du Sud moins nombreux, mieux préparés au terrain, à la vie rude. Les hommes du Nord, industrialisés, plus nombreux. Or, ce n’était pas seulement cela. La religion du Nord, la religion du Sud. Le Nord industriel et le Sud agraire. Deux visions de société, l’administration d’une région, deux projets politiques, deux camps, deux stratégies. Quatre années pour établir « des états d’union ou une union d’états ».
Alors, j’ai lu pour la première fois Absalon, Absalon !, de William Faulkner. Pour me rapprocher du sujet. Les membres meurtris par le recul des armes à feu. Le recul que plus aucun homme ne peut trouver. Les camps. Les corps entremêlés. La poudre noire sur les langues. J’ai revu des scènes de la guerre 14-18, j’ai relu des textes, j’ai établi des liens, je crois que j’ai frémi. La description du champ de bataille par Lance Weller. Les tentes des chirurgiens et leurs instruments qui, dans la nuit, sont comme autant de reptiles d’acier prêts à cisailler, amputer ce qui ne tiendra plus. Ou extraire. Les membres ensemble. La pudeur des hommes qui souffrent et l’élégance du narrateur. Les mots à leur place, pas un de trop, la langue américaine requiert cela.
Ce qui demeure de la tonalité pour faire exploser les représentations, toutes les icônes idolâtres. Icônes idolâtres. L’image de l’autre se vidant de son sang sur un champ de bataille, l’homme et le petit garçon réunis au moment de mourir pour mourir ensemble. Et donner son sang à la terre devenue nation, pas tout à fait une patrie. Ou aucune des deux. Et autant de scissions visibles aujourd’hui. Quel projet, quel sentiment commun. Quelle différence faire entre mémoire et histoire. La mémoire tue le corps, elle est sale et désordonnée, l’histoire et le recul, il faut de la distance pour parvenir à un pan de vérité, au mieux accéder à un semblant d’objectivité. J’ai essayé de comprendre. Pourquoi dans ces pages, c’est l’Indien le méchant, le terrible, celui qui ne possède plus de frontières entre le Bien et le Mal. Celui qui ne possède plus de terres, celui qui vole le chien d’Abel pour en faire un tueur. Combat de chiens dans une forêt noire. Le chien qui piste, le chien traqué. Alors j’ai voulu relire Jack London, Stories of Hawaï et The Call of the Wild et une nouvelle fois, j’ai pleuré. Un livre en appelle un autre. Les lectures qui forment les phrases d’un auteur pour en faire pleurer d’autres.
Les soldats n’ont pas les mots pour décrire ce qu’ils ont vécu. Alors ils meurent avec. Le bleu au-dessus d’eux. Avec toutes les couleurs pour dessiner un territoire, en faire un drapeau. Le vent. L’herbe jaune. Le vert. Le jaune. Le rouge et le bleu. Les feuilles qui voltigent sous les assauts des fusils. Des troupes. Les hommes ne savent plus qui est qui. Le lecteur également. Les déflagrations du Bien et du Mal. Et le spectre lumineux. J’ai eu le sentiment que la puissance du livre résidait en cela, celui sur lequel les personnages, Abel et le chien, sont en équilibre. Dangereusement en équilibre. Entre le début et la fin. Ils refusent de se retourner. Le passé est devant, et les Polynésiens le conceptualisent ainsi. Et pourtant. Le rythme. Lénifiant, terrible, nul rebondissement hormis le va et vient entre les chapitres, les années 1864 et 1899, une même tonalité qui décrit aussi bien le souffle de la rivière qu’une scène de torture. Au même niveau. Des êtres qui ne devraient pas se côtoyer. Des êtres qui s’affrontent au même niveau, ils se confrontent parce que les situations sont exceptionnelles. J’ai eu le sentiment que la puissance du livre résidait en cela. La fresque historique. Et ce qui la sous-tend. L’exceptionnel qui se répète. Et s’amplifie.
J’ai attendu de rentrer « chez moi » pour rouvrir le livre, pour ensuite l’offrir (j’offre un livre, je ne le prête pas). J’ai revu le chien, sa figure de Cerbère, la guerre et l’assaut final entre le prédateur et sa proie. La guerre à l’échelle de la nature qui, tout au long du récit, est en marge. Observatrice ou témoin des conflits des hommes, une narratrice qui mène son propre combat, quarante pages avant la fin, c’est elle qui livre le dénouement. J’ai écouté le champ sémantique de l’eau, le champ lexical, les deux, ensemble et distinctifs. Le sensible, les odeurs, les couleurs, les textures provoquant une saturation sensorielle. Isoler l’effroi donc, distinguer l’horreur de la brutalité, pointer la violence des hommes lorsqu’il s’agit d’appartenance. Eux seuls sont violents, bien sûr, mais pas seulement. Eux seuls sont capables de commettre l’acte gratuit. Soudain, il m’a semblé tenir quelque chose d’essentiel. Un livre, c’est un peu cela, n’est-ce pas. Un don, une émotion, un enseignement. Mais plus encore, c’est être une partie d’une histoire, faire partie d’un récit, appartenir à une communauté de personnages sur un nombre de pages déterminé. Bien sûr. Être pris dans et par le projet de l’auteur. Le fil rouge du livre, le sang et son spectre.
Soudain, tout était juste. Juste, non pas au sens justice mais au sens ordre. En français, juste, c’est le même mot. En américain, fair doesn’t mean right. Il m’a semblé tenir là quelque chose de fondamental. Alors, j’ai voulu lire d’autres livres de Lance Weller. Les Marches de l’Amérique.
L’auteur avait réussi. Un don, une émotion, un engagement.
Sandrine-Jeanne Ferron
Lance Weller, né en 1965, est l’auteur de plusieurs nouvelles et a été nominé au Pushcart Prize et au Prix Médicis Étranger. Wilderness, publié en 2012 aux États-Unis, est son premier roman, bientôt suivi par Les Marches de l’Amérique. Il vit à Gig Harbor, dans l’État de Washington, avec sa femme et ses chiens.
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