À propos de Traction-Brabant 80, par Murielle Compère-Demarcy
Traction-Brabant 80, 2,40 €
Ce numéro 80 du 15 septembre 2018 permet à Patrice Maltaverne d’« aborder le thème sensible du grand âge », l’éditeur-poète s’imaginant être « aussi vieux que (s)on poézine ! ». Non sans humour et causticité comme à son habitude (on ne change pas de tempérament, même si au fil des années l’expérience nous apprend à peser l’importance des choses, en mieux ou en pire…). Ce qui nous donne un numéro aussi revigorant que son capitaine tient coûte que coûte le cap, malgré la concurrence et en dépit d’une société performative qui pousse ses pions à remplir leurs objectifs et faire leur bilan de compétences de plus en plus compétitives… Si Maltaverne était aussi vieux que son poézine, voyons voir, il aurait le bel avantage de se consacrer à plein temps à l’écriture, écrit-il bien campé dans sa page savoureuse des Incipits finissants, sa poésie « en viager », et pressant « les éditeurs, des gens de (s)a génération, donc des êtres d’expérience, de (l’) éditer plutôt deux fois qu’une, ou rien qu’une fois de plus, jusqu’à la prochaine, parce que voyez-vous, on n’est pas immortel, même moi, et çaserait dommage que je sois édité à titre posthume ». Il écrirait, il publierait, il courrait… conformément au rythme tendance d’une société boulimique produisant en temps chronophage (sourire), mais… ne vaudrait-il pas mieux « dormir, être décédé au quotidien » ?
Une façon pour Maltaverne de jeter sur la page-pause un regard ironique sur cette société où même les retraités n’ont plus le temps de rien. Toujours avec humour, l’éditeur nous apprend avoir trouver le « moyen de rendre la poésie plus intéressante aux yeux du grand public, en lui proposant la poésie comme élixir de longue vie ! » : la « vertu écologique à médiatiser (sauf pour les arbres) » puisque la poésie aujourd’hui semble conserver, sans paradis artificiel néfaste pour la santé, alcool fort pur de sobre ivresse en elle-même, sur un rythme lent façon contemplation éternelle, dixit l’édito de ce numéro.
En attendant de dormir la moitié de son temps et de quitter peut-être une poésie qui viendra à lui sans qu’il ne la sollicite plus, Maltaverne continue aujourd’hui de creuser son sillon à bord de son Traction-Brabant qui, en sa puissance 80, nous offre des textes d’auteurs déjà rencontrés dans ces parages (Jean-Marc Couvé, Daniel Birnbaum, Marc Tison, Laurent Bouisset auteur de Dévore l’attente paru aux éditions Le Citron Gare, dirigées par Patrice Maltaverne…), et d’autres que nous découvrons, toutes et tous irrigués par le sang neuf d’un regard insolite injecté dans les veines d’un monde amorphe ou morose. Les aphorismes de Georges Cathalo, extraits de Tout est là, croustillent d’un réalisme roboratif : « Sports nationaux reconnus : le footage de gueule à jet continu, le rubis sur l’ongle et le polo à manches courtes », « Mes insecticides préférés sont la mésange, la fauvette et le rouge-gorge, tous trois issus des laboratoires Passereaux and Co ». La présence de Boris Vian, ici dans une relecture par Jean-Marc Couvé, ne nous surprend pas dans une livrée de Traction-Brabant. Relecture synchronisée à une relecture généralisée dans le numéro, salutaire, révoltée, libératrice de notre monde déréglé, soporifique, atrophié, lénifiant, muselé, qui fait de notre silence ou de nos résignations les poules couveuses de ses monstres à naître : ceux d’« une époque inquiétante/ une époque effrayante » (Murièle Camac). Monde qu’il nous serait gré pourquoi pas d’aller rechercher du côté des philosophes d’antan revus et revivifiés par l’œil ingénieux d’un Frédéric Dechaux sage comme un orage taquinant la béatitude de nos repères sagement acquis avec sa « philosophie de comptoir » allant « causer comme les anciens », au rendez-vous de « l’âge d’or » avec Thalès, Pythagore, Parménide, Empédocle, Héraclite, Démocrite – avant que tout parte « en cacahouète »… Monde à revoir autrement, même si c’est étrangement, tel celui du « cycle sans fin », à la Mémoire tampon, déroulé par Walter Ruhlmann ou monde empruntant via les Comptines du fleuve de Sébastien Kwiek « le chemin du halage/ Pour recueillir le perdu de moi/ Quelque part à l’ouest/ Vers là-bas/ En Baie de Somme », ou monde enceint d’Annie Hupe, « dans le lacis des canaux », perdant son égarée de femme-mère future dans la « Liquidité » submergeant « le chemin du bois », ou… où, dans tous les cas de figure, la poésie reste à l’horizon…
Nous le voyons, Traction-Brabant nous en fait lire de toutes les facettes, de ce monde « merveilleux » qui nous prend si bien dans ses bras mous de pieuvre tentaculaire. Traction-Brabant qui met la charrue avant les bœufs, socs & versoirs augmentés par les images de Pierre Vella, Michelle Caussat, Marie-Françoise Ghesquier, J.-M. Couvé, Chloé Landriot, Barbara Le Moene, Patrice Claude, J.-M. Alfroy, Denis Parmain. On avance, on creuse son sillon sur des champs infinis explorés en territoire poétique. Oui, Murièle Camac, « Vive la poésie » qui fait bien mieux qu’installer « au-dessus/ de nos statues Démocratie Justice Egalité/ des filets anti-fientes disgracieux / qui les protègeront des pigeons ». Vive la poésie remuée par l’avant-train de Traction-Brabant.
Murielle Compère-Demarcy
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