A propos de Souvenirs et solitude, Jean Zay, par Vincent Robin
Souvenirs et solitude, Jean Zay, Belin, janvier 2017, 576 pages, 11,90 €
Le long déroulement de notre histoire nationale n’aura jamais manqué de femmes ou d’hommes charismatiques sur le plan social et politique. Sortant du lot constamment fourni des revendicateurs de pouvoir à tout crin et des opportunistes de renoms inscrits dans notre mémoire collective, ils se seront ainsi magnifiquement singularisés par leur intelligence mais surtout par l’humanisme dont ils auront été les très éminents porte-voix. C’est en outre le plus souvent, et lorsqu’ils n’en furent pas empêchés par leur engagement ou par leur action sans détour ni intrigue, qu’ils se seront bientôt attachés une très légitime reconnaissance publique. En considérant leurs bienfaits sous cet angle, rapportés au cadre hexagonal et communautaire, c’est bien de la sorte en songeant plutôt à un Clemenceau qu’à un Talleyrand que sauraient être aujourd’hui distingués un honneur véritable fait au symbole de l’Etat et une raison noble donnée à la grandeur nationale. Encore faut-il admettre pour cela et une bonne fois que prime et primera toujours virtuellement sur l’intérêt égoïste des oligarchies et des élites, sur la richesse corporatiste et individualiste, la cause essentielle et vitale d’une population ralliée aux lois du juste partage démocratique. « Liberté, égalité et fraternité », les devises républicaines de l’Etat français resteront alors pour longtemps cette sonde efficace selon laquelle, du degré des paroles à la température des actes, se mesurera indéfiniment chez les hommes, toute récolte face au jugement de leurs pairs, tout mérite face à celui de l’histoire.
Au nom des hommes en prison
Au nom des femmes déportées
Au nom de tous nos camarades
Martyrisés et massacrés
Pour n’avoir pas accepté l’ombre…
Extrait de son poème de 1943 intitulé Au rendez-vous allemand, sous forme d’ode aux victimes du totalitarisme franco-hitlérien, ce beau quintil de Paul Eluard ne saurait dédier autrement – bien sûr autant qu’à certains autres – un vibrant hommage à Jean Zay, ministre du front populaire emprisonné dès 1940, finalement assassiné en 1944 par des miliciens français. Le sort idéal des hommes, futur et universel, épouserait-il un jour une justice à tout jamais garante de la sacralité du vivant et de l’expression démocratique que le témoignage de captivité de ce martyre et avocat de la liberté intitulé Souvenirs et solitude s’attacherait sûrement, après l’élimination de toutes les oppressions barbares, la valeur d’une référence ou d’un propos fondateur. Parce que ce journal, dernière fenêtre ouverte dans la réclusion avant la mort, aura cependant constitué pour son rédacteur un remède contre les atteintes et les humiliations, contre les brimades et les privations extrêmes, alors devrait-on savoir une bonne fois qu’on ne parvient jamais à détruire la raison de l’homme ni son esprit indépendant, même à travers les pires sévices infligés à son être charnel. Evitons de croire toutefois qu’un tel combat, mené pieds et poings liés contre les dérèglements obscènes et meurtriers du genre humain, soit le recours obligé par lequel, sous le regard attentiste et profiteur des éternels « muets », un sacrifié par dévouement isolé devrait incessamment garantir aux profiteurs les forces bientôt actives et régénératrices de la liberté collective.
Toujours reste-ton abasourdi et interloqué du prix fort dont certains doivent s’acquitter à travers la fuite éperdue du temps pour que scintillent à nouveau ou renaissent avec éclat derrière eux, souvent encore frileuses ou provisoires, parfois même follement vacillantes, les lueurs réconfortantes d’un soleil de vie et de concorde entre les hommes, régulièrement fragilisées ou obscurcies par les lourds et nuageux esprits de monstres ordinaires plébiscités par l’incurie populaire. Aussi bien, face à la continuelle résurgence de ces très détestables nuées glauques, chargées de miasmes infectieux, contre cette ombre qu’évoque Eluard mais entrevue par d’autres sous les traits de « bête immonde », néfaste et outrageuse, cyclique et dévastatrice comme les épidémies furieuses, un continuel vaccin immunitaire, celui de la raison résistante, sera-t-il toujours pour les justes revendicateurs de liberté, d’égalité et de fraternité un moyen aussi précieux que radical et salutaire. Le récit vibrant que nous laissa Jean Zay des meurtrissures infligées à lui lors de sa captivité cynique – pour délit majeur d’identité (juif) et d’opinion (membre du gouvernement du Front populaire) – constitue absolument l’un de ces rappels de soin indispensables aux luttes menées contre les propagations récurrentes et virales, souvent massivement infectieuses, de la sournoise gangrène totalitaire. Si la douleur blême et sourde de ce récit, rapportant une additionnelle et personnelle ignominie vécue, devait parfois suggérer à son lecteur les aigreurs vives de la piqûre, au moins ce sacrifice amer trouverait-il une récompense dans l’annonce de quelque durable et puissant antidote.
« La vie est devenue pour moi un bruit de coulisses, ainsi l’existence continue sans moi, indifférente et machinale… Cette sensation est une des plus cruelles pendant les premiers mois de prison ! ». Ecrite lors de son incarcération à Riom entre 1940 et 1944, maintenant tirée de la somme qu’il laissa miraculeusement derrière lui, cette déclaration de Jean Zay laisse entrevoir le traumatisme profond et subit d’un Français, brillant homme d’action et d’engagement politique soudain réduit, non point tout à fait au silence, cependant à l’isolement et à l’inertie physique par la contrainte. Cette insidieuse violence et cette sournoise répression avaient été, dès 1940 (c’est presque encore hier), le fait d’un Etat bientôt versé dans un totalitarisme aux fibres réactionnaires, mais peut être aussi et surtout celui d’un peuple français assurément très lâche, aux cécités coupables et aux surdités désastreuses. Un siècle et demi après son grand sursaut démocratique et républicain, aussi après soixante-dix ans de débat douloureusement amené par lui vers la reconnaissance – que l’on croyait à jamais acquise – de ses libertés fondamentales, comment le peuple français en sera-t-il alors venu à balayer aussi promptement, par abdication massive et d’un revers brutal, le principe essentiel du droit individuel de l’homme, celui d’une justice universelle et collective ? L’exemple de Jean Zay, celui également de Georges Mandel dans le même temps victime d’une répression ignominieuse, ne devraient-ils pas alerter sérieusement et une bonne fois de la fragilité incessante d’une République non prémunie contre les menées presque toujours effroyables de ses pires détracteurs ?
L’homme politique et de gouvernement qui s’opposait dès 1938 à la ratification des accords de Munich devait-il bientôt payer pour cette raison unique le sort de sa vie ? Toujours la droite française – relayée par ses sous-marins roses – tenta par la suite d’attribuer ce malheureux et malencontreux destin à l’appartenance juive de celui qu’exécuta par résonnance politique la milice vichyste de Pétain. Un tel résumé des causes de cet homicide est de toute évidence pourtant bien loin d’évoquer l’ensemble des motivations réunies pour procéder finalement à l’élimination d’un gêneur de premier plan, qui plus est dynamique, pragmatique et démocrate, dans les affaires intérieures françaises. Etaient, comme elles le paraissent toujours aux yeux des affairistes besogneux et grands bourgeois capteurs de richesses, insupportables les orientations sociales auxquelles souscrivait le jeune et brillant ministre du front populaire de 1936. A travers ce lot d’« atteintes » faites à la droite conservatrice, le ministre de l’éducation nationale n’avait-il pas souscrit pleinement à la réduction hebdomadaire du travail ouvrier, au décret des quinze journées de congés payés alloués aux mêmes, et parmi d’autres mesures encore, à l’abolition de la propriété intellectuelle et artistique faisant du droit d’auteur un droit bientôt inaliénable. Mais qui se souviendra également aujourd’hui que l’on doit à cet éminent penseur politique et membre de gouvernement efficace l’apparition du CNRS, l’arrivée imminente de l’ENA (finalement mise en place par Debré en 1945) et l’obligation scolaire portée à 14 ans ? Assurément, l’antifascisme de Jean Zay ne lui aura pas seul coûté la vie.
Non point seulement par analyse politique pure se voit précieux le témoignage de Jean Zay depuis sa prison. Il est une réflexion sur le sens de la liberté, sur la vie des hommes et sur la bousculade des évènements. « Qui n’a pas lu en prison, dans le silence et la solitude, entièrement absorbé par la page imprimée, affranchi des réalités environnantes et insensible aux mouvements même du corps ne sait pas tout à fait ce que peut être la lecture. Il ignore cette arrière-boutique chère à Montaigne, où s’établit notre vraie liberté » (p.141). Faisant l’objet d’une nouvelle publication, le récit de sa capture écrit par Jean Zay derrière les barreaux de Riom entre 1940 et 44 mérite absolument aujourd’hui une attentive considération. A noter au passage et en fin d’ouvrage cet émouvant témoignage de Pierre Mendès-France, ami de Jean Zay et lié par un même sort que lui au début de la seconde guerre mondiale, mais à qui, peut-être, un destin meilleur livra de ce temps le soin de rapporter les grands mérites de son compagnon côtoyé dans la répression menée contre l’humanisme.
70 ans plus tard, et à l’instant de quelques pires régressions sociales conduites par le sans doute moins avisé des énarques – qui ne sait si bien pas d’où il est sorti –, le plus sûrement doit-on lire ou relire ce retour instructif à sa propre histoire livré par le très émérite et républicain Jean Zay, afin de savoir notamment qui aura le mieux servi un jour la cause sincère et véritable de notre démocratie républicaine.
Vincent Robin
Jean Zay, avocat et homme politique français, est né le 6 août 1904[] à Orléans et assassiné par la milice le 20 juin 1944 à Molles (Allier). Au cours de sa vie, il assure les fonctions de sous-secrétaire d’État à la présidence du Conseil, ministre de l’Éducation nationale et des Beaux-Arts, député du Loiretet conseiller général. Pendant ses quarante-quatre mois au gouvernement du Front populaire, Jean Zay a institué, au titre de l’Éducation nationale : les trois degrés d’enseignement, l’unification des programmes, la prolongation de l’obligation scolaire à quatorze ans, les classes d’orientation, les activités dirigées, les enseignements interdisciplinaires, la reconnaissance de l’apprentissage, le sport à l’école, les œuvres universitaires ;[] et au titre des Beaux-Arts : le CNRS, le musée national des arts et traditions populaires, le musée d’Art moderne, la Réunion des théâtres lyriques nationaux, le festival de Cannes. Les cendres de Jean Zay ont été transférées au Panthéon le 27 mai 2015.
Bibliographie : Les Carnets secrets de Jean Zay sont des notes prises par Jean Zay pendant son ministère. Confiées par lui à l’un de ses amis, elles ont en fait été vendues à la presse. Les premiers documents paraissent dans Je suis partout le 28 février 1941, puis dans Gringoire. Ces « documents » sont enfin publiés sous forme de livre par les éditions de France en 1942, accompagnés des commentaires de Philippe Henriot[]. La publication était sans doute orientée, afin de confirmer les positions du régime de Vichy ; il s’agissait de dénoncer à des fins de propagande le « bellicisme » de Jean Zay[]. Toutefois, les originaux ont disparu et toute comparaison est impossible. Cette publication tronquée porte atteinte à l’honneur de Jean Zay et, en 1948, sa veuve, Madeleine Zay, obtient en partie réparation en justice en faisant condamner Gringoire et les héritiers de Philippe Henriot à verser des dommages-intérêts pour la calomnie de cette publication. Jean Zay écrit pendant sa captivité Souvenirs et solitude, publié la première fois en 1945[]. Parmi ses autres œuvres, on peut citer Chroniques du Grenie[r], La Réforme de l’enseignement[], La Bague sans doigt[]. Le 8 juin 2010, les deux filles de Jean Zay font don aux Archives nationales françaises de l’ensemble de ses « papiers[] » (Source Wikipédia).
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