A propos de Sérotonine, Michel Houellebecq (par Mona)
Sérotonine, Michel Houellebecq, Flammarion, janvier 2019, 347 pages, 22 €
Il n’y a que la forme qui sauve : pourquoi Michel Houellebecq est un grand écrivain
« C’était un lecteur exhaustif », annonce le narrateur de Sérotonine à la vue d’un patron de bistrot plongé dans France Football. Michel Houellebecq n’écrit pas un article de Paris Normandie mais une œuvre littéraire et l’on se doit d’être ce « lecteur inhabituellement attentif ».
Le roman tire son nom de l’hormone du bonheur indispensable à la survie de notre espèce, la sérotonine. On sait que nos humeurs se réduisent à présent à des neurotransmetteurs. Merci les neurosciences.
Ainsi le narrateur du roman qui porte ironiquement le nom scientifique du bonheur est un personnage suicidaire dégoûté par « l’insupportable vacuité des jours ». Le premier et le dernier chapitre du livre s’ouvrent par le « petit comprimé blanc, ovale, sécable », le Captorix, pilule du bonheur prescrite au narrateur, « vieux mâle vaincu » qui n’arrive plus même à se masturber.
Ce récit d’un homme impuissant « en chemin vers l’anéantissement » qui, à défaut de se jeter par la fenêtre, songe à couper les ponts, n’est pas seulement le récit d’une catastrophe individuelle. Quand il se lance sur les routes de la France périurbaine pour échapper à une amante japonaise toxique, adepte de partouzes canines, il peint la dégénérescence de toute une civilisation, la « faillite de la culture européenne » humaniste, thème cher à Houellebecq (« et voilà comment une civilisation meurt… une civilisation meurt juste par lassitude, par dégoût d’elle-même… que pouvait me proposer la social-démocratie, évidemment rien »).
Un monde post-moderne, sans substance ni consistance d’une laide platitude, magma hétéroclite et informe à l’image de son « fooding novateur », vague fourre-tout mondialiste (« crevettes panko avec leur sauce salsa verde, bagel aveyronnais »). Dans les cités fantômes post-industrielles noyées sous la brume, un vieux château n’est plus qu’un « assemblage incohérent de bâtisses ». La parodie du mur Facebook qui tapisse la chambre du narrateur tourne ce paysage en dérision : « ces images banales ? J’allais cependant les coller sur le mur sans espérer qu’il s’en dégage une beauté ni un sens ».
Face à l’inexorable « processus de décomposition » en cours, l’écrivain oppose un magnifique processus de recomposition par la forme. Il crée un roman hybride avec des comparaisons incongrues, mélange les registres, de l’élégie romantique à la pornographie. Il forme un ensemble cohérent avec des allusions multiples à écrivains, genres littéraires et penseurs les plus divers (le Rousseau des Rêveries d’un promeneur solitaire, le Baudelaire de Spleen et idéal, l’antimoderne Barbey d’Aurevilly, le comique Gogol, Thomas Mann, la philosophie de Platon, Schopenhauer, Heidegger, le roman policier, la science-fiction et même l’autofiction de Christine Angot que le narrateur raille en avouant ne pas être allé au bout de la cinquième page…). Houellebecq a l’art de la parodie et écrit un roman comique où l’on rit beaucoup.
Un grand récit romantique
Pourtant, le livre peut se lire d’abord comme un grand récit romantique à travers le souvenir lancinant des amours défuntes de Claire et de Camille, l’ode aux poètes morts de chagrin à la manière de Nerval, la croyance affirmée en l’amour (« L’amour restait la seule chose en laquelle on puisse encore, peut-être, avoir foi »), l’amour filial idéal, entier, inconditionnel, la tendresse conjugale des parents de Claire (« un cas d’amour authentique »), le tableau du couple qui se donne la mort ensemble, évocateur de Roméo et Juliette. Un roman non dénué de sentimentalisme : le rêve agreste du narrateur d’une vie au milieu des bois avec Camille, son émerveillement devant la traite des vaches ou sa lamentation sur la souffrance des poules.
Une plainte élégiaque scande tous les chapitres : « l’éternellement douloureuse châtain d’El Alquián », leitmotiv d’une promesse de bonheur impossible. On entend un idéaliste déçu (« j’étais plus jeune, j’espérais… je croyais encore… j’avais confiance ») qui rumine le regret et pleure un monde mort (« ce monde de toute façon était mort, il était mort pour moi et pas seulement pour moi il était simplement mort ») avec des accents de Pasolini écrivant dans ses Poèmes de jeunesse : « Je pleure un monde mort. Mais moi qui le pleure je ne suis pas mort ».
Un humour ironique acéré
Le narrateur revendique d’emblée la parodie : « je tiens beaucoup à remplacer “jeunes filles en fleurs” par “jeunes chattes humides” ». Appeler une chatte une chatte fait partie d’une stratégie de subversion pour renverser une novlangue « propagande pure, optimiste et postmoderne » qui édulcore et masque le réel.
A un romantisme pur aux accents lyriques, le roman mêle un réalisme satirique empreint d’un humour ironique acéré, mélange de genres qui donne du relief à un univers « d’une neutralité effrayante » : « C’était un peu comme un roman de Théodore Fontane » prévient le narrateur. Houellebecq se fait lui aussi ardent polémiste contre « la navrante uniformité… l’extrême conformisme » d’un monde où « les crétins succédaient aux crétins ». « Ces connards qui nous pourrissent la vie » renvoient aussi bien aux jeunes diplômés HEC (« l’idée de “hautes études commerciales” était à mes yeux une profanation de la notion même d’études »), responsables de l’affairisme triomphant (le « processus mortel d’augmentation de la productivité »), des dérives de l’agro-industrie (« Monsanto ou la famine ») qu’au consommateur ordinaire « bien plus impulsif que le bœuf », ébloui par les hypermarchés, temple baudelairien de la grande distribution (« ordre et beauté, luxe, calme et volupté »). Il ne faut pas moins de 14 variétés de houmous pour donner au narrateur une petite raison de vivre.
On rit du portrait satirique des écolos radicaux, « imbéciles ignorants » et de leur nouvel hygiénisme avec la description cocasse de Marie-Hélène : « elle avait littéralement peur de tout : du soja modifié, de l’arrivée au pouvoir du Front National, de la pollution aux particules fines… Elle se nourrissait de thé vert et de graines de lin ». On rit des « cultureries » des « bobos instruits » responsables de la flambée immobilière : « le remplacement de la cour pavée par un jardin zen avec petites cascades et blocs de granite directement importés des Côtes-d’Armor, le tout sous la surveillance d’un maître japonais mondialement connu ».
Quand le narrateur s’enorgueillit de son incivisme (« je n’aurais peut-être pas fait grand-chose de bien dans ma vie, mais au moins j’aurais contribué à détruire la planète »), quand il fait l’éloge provocateur des « deux jolies petites putes de 16 ans », il joue au dandy immoral à l’image des poètes décadents chers à Houellebecq (« j’étais un décadent, moi »). Quand il brise les détecteurs de fumées des hôtels et compare avec humour une telle habileté à un « savoir-faire de guérillero », on songe au Steinbeck de Voyage avec Charlie qui prenait plaisir à souiller avec son pied le siège immaculé des WC d’un hôtel aseptisé. Sous le règne de l’insipide, il se fait héros tragique de la transgression afin d’exister. Individualiste impertinent, il prône « une sorte d’insoumission, de rébellion de la conscience morale individuelle ».
L’arme de la transgression, c’est sa meilleure arme (« je savais qu’un état de puanteur trop prononcé finirait obligatoirement par me conduire à me singulariser de manière inappropriée ») et la parodie active un mécanisme salvateur.
Houellebecq ne fait pas œuvre de moraliste mais d’artiste. A l’image du petit comprimé blanc qui encadre le récit, « il ne crée, ni ne transforme : il interprète. Ce qui était définitif, il le rend passager, ce qui était inéluctable, il le rend contingent. Il fournit une nouvelle interprétation de la vie ». Il met en forme un point de vue sur l’état d’un monde et d’une âme, donne du relief et du sens là où règne l’informe babillage du vocabulaire marketing ou du « pur conformisme de gauche ».
L’art de la parodie
Sa parodie des moralistes, très drôle quand il feint de s’interroger sur Pascal (« si Pascal avait connu la box SFR, il aurait peut-être chanté une autre chanson », « qui veut faire l’ange fait la pute ») mène à la parodie de sa propre philosophie : « je devenais maintenant un bon vieux gros bonhomme, un philosophe épicurien pourquoi pas, qu’est-ce qu’Epicure avait d’autre en tête au juste ? », « épicuriens ? Stoïciens ? Cyniques ? Un peu les trois ? ».
Il écarte d’emblée la morale dans l’histoire rocambolesque du narrateur qui guette à la fenêtre pour tuer l’enfant de son ancien amour, Camille, dans l’espoir de revivre avec elle (« sans parler des aspects moraux liés au meurtre bien entendu »). Et la nouvelle morale, le narrateur s’en moque allègrement : « en quoi cet enfant pouvait-il avoir besoin d’un père quelconque ? », morale qui ne relève que d’« une question anthropologique d’adhésion aux codes de l’espèce tardive – une question de conformisme… ».
Le roman raconte l’histoire d’une vie ratée mais fait la parodie de l’autobiographie (« Je craignais d’avoir à m’exprimer sur un plan personnel, d’avoir à raconter ma vie, mais ceci ne se produisit pas ») en se moquant du culte du moi (« enfin je m’égare revenons à mon sujet qui est moi, ce n’est pas qu’il soit particulièrement intéressant mais c’est mon sujet »).
Par son éloge du phallus qui parodie un traité du bonheur (« le bonheur du phallus… un but en soi », par la récurrence des allusions sexuelles (« sauver sa bite, c’est sauver son âme »), il se livre à un « travail d’érotisation de la vie », travail qu’il salue chez les prostituées dont il vante la générosité et la noblesse (« la qualité essentielle de ce merveilleux métier » par lequel on « accède à la grandeur »). Houellebecq réinjecte de l’éros dans un monde à l’agonie (« avec le sexe tout peut être résolu ») et décrit la perte de la libido occidentale comme symptôme d’une chute tragique et se remémore le lointain et heureux souvenir d’un érotisme disparu : « il demeurait sans doute encore des queutards et des baiseuses mais c’était devenu un hobby, un hobby minoritaire réservé à une élite ». La littérature aussi sans doute.
La référence ambivalente au christianisme relève aussi de la parodie. Le narrateur n’affirme pas une croyance en Dieu (« sa mère avait rendu sa vilaine petite âme à Dieu – ou plus probablement au néant ») ni la défense d’une morale chrétienne (« leurs positions comportaient par ailleurs d’étranges aberrations éthiques, comme leurs réticences sur d’aussi innocentes pratiques que le triolisme ou la sodomie ») mais apprécie un point de vue sur l’amour : « je comprends, aujourd’hui, le point de vue du Christ, son agacement répété devant l’endurcissement des cœurs », un Christ assez ridicule qui donne sa vie « pour ces minables », écho discret au narrateur désireux, lui, de supprimer la sienne à cause de « ces minables ». Dans la confusion totale d’un Occident qui s’effondre, on ne distingue plus, de toute manière, « la foi en Christ ou la croyance dans le programme d’immortalité google » et seuls subsistent « certains membres des sectes chrétiennes… qui accueillent ou font mine d’accueillir avec amour ». Ridicule des prêtres aussi : « quand il est mis en présence d’un amour authentique un prêtre ça ferme sa gueule… qu’est-ce qu’il pouvait bien y comprendre, ce Charlot, à l’amour de mes parents ? ».
Dieu mis à l’écart mais soif d’une espérance : « On pourrait aussi dire que lorsqu’on a personnellement perdu la partie, lorsqu’on a joué sa dernière carte, demeure chez certains – pas chez tous, pas chez tous – l’idée que quelque chose dans les cieux va reprendre la main, va décider arbitrairement de distribuer une nouvelle donne, de relancer les dés, et cela même lorsqu’on n’a jamais ressenti, à aucun moment de sa vie, l’intervention ni même la présence d’une divinité quelconque ». Et en même temps, grand effort pour affirmer l’absence de toute espérance et s’affranchir de tout idéal : « je n’espérais rien, j’étais pleinement conscient que je n’avais rien à espérer ».
Ambivalence aussi du point de vue sur l’homme : supériorité de l’espèce humaine (« je devais juste me souvenir que j’étais un homme, un seigneur et maître ») et grandeur humaine dans la capacité à ressentir « ces élans d’amour qui affluent dans nos poitrines jusqu’à nous en couper le souffle, ces illuminations, ces extases inexplicables » mais un homme condamné à sa propre médiocrité (« ces minables ») par son incapacité à faire vivre l’amour.
Un Houellebecq non dénué d’humanité
Le narrateur fait preuve d’une grande empathie pour la détresse humaine : celle des agriculteurs contraints au suicide face à la disparition des quotas laitiers, celle des vieux, des soignants qui soulagent dans les unités de soins palliatifs (« ce sont des gens admirables, ils appartiennent au contingent faible et courageux de ces “petites personnes admirables” qui permettent le fonctionnement de la société dans une période globalement inhumaine et merdique »), empathie aussi pour le sort réservé à la condition animale. Eloge du cœur chez un Houellebecq non dénué d’humanité qui se plaît à tourner en dérision la « bienveillance superficielle », la navrante inconsistance des indignés (« je n’allais quand même pas filer mon pognon à des roumains »).
Le narrateur croit en la médecine humaniste à travers le portrait du Dr Azote, un médecin dénué de certitudes scientifiques (« on ne sait rien ») mais à l’écoute de ses patients, qui préfère donner la vie que la mort et redonne de la vigueur au narrateur : « un peu de ma confiance s’était restaurée en l’humanité, la médecine, le monde ».
Eloge aussi d’une sexualité humaniste : « on me reprochera peut-être de donner trop d’importance au sexe ; je ne le crois pas… le sexe reste le seul moment où, l’on engage personnellement, et directement, ses organes, ainsi le passage par le sexe, et par un sexe intense, demeure un passage obligé pour que s’opère la fusion amoureuse, rien ne peut avoir lieu sans lui ».
Eloge de la diversité humaine, du mélange des classes et des origines : le narrateur apprécie la bonne vieille industrie du porno qui a le mérite de proposer une grande variété de physiques et d’ethnies et conseille à l’agriculteur ruiné de prendre pour femme « une femme moldave, malgache ou laotienne », l’aristocratie savait bien aller chercher des blanchisseuses ou des lingères pour revigorer ses gênes. Préserver la différence des sexes apparaît tout aussi vitale : le narrateur ne veut plus s’appeler Florent-Claude, l’androgyne menace.
L’homme postmoderne est inapte au bonheur, « plus personne ne sera heureux en Occident » mais impossibilité de trouver le bonheur dans le passé tout aussi mortifère que le présent : « le passé on s’y enfonce, on commence à s’y enfoncer et puis il semble qu’on s’y engloutisse ».
Le malheur du narrateur, c’est de devoir s’assumer sans place : « le problème dans mon cas est que je n’avais pas de milieu précis… je n’arrivais pas à me situer, à imaginer une place que j’aurais pu tenir dans l’ensemble ». Malheur aussi d’être impuissant à changer son destin (« Dieu avait disposé de moi »). D’où bon nombre d’accidents d’avion et de voitures dans le récit pour dire la fatalité aveugle et l’absurdité du monde (« je n’avais aucune raison d’être ici »).
« Vivre est un mal » affirme avec Baudelaire le narrateur mais la question du bonheur comporte sa part d’ambivalence. Il existe bien de rares moments magiques de bonheur quand l’homme retrouve en lui sa part d’animalité : dans l’étable de son ami agriculteur, le narrateur se sent « appartenir à une sorte de continuum organique, de regroupement animal » et s’exclame : « je me sentais exactement à la place où je devais être, et pour le dire simplement j’étais heureux ».
L’histoire d’un bonheur impossible pose la question cruciale du suicide. C’est la réponse de l’agriculteur ruiné à l’échec de sa révolte. Mais quand le narrateur envisage son propre suicide, il en fait en même temps la parodie : « on avale du Destop Turbo et vos organes internes, composés des mêmes substances qui bouchent habituellement les éviers, se décomposent dans des souffrances horribles ; ou bien on se jette sous le métro et on se retrouve avec les couilles hachées en morceaux, mais toujours pas mort ». Parodie aussi de la souffrance christique : « Faut-il vraiment que je donne ma vie pour ces minables ? ». On comprend que se donner la mort nécessite un gros effort. L’écriture aussi.
La question ultime de la forme
D’apparence triviale et relâchée, l’écriture contient elle aussi sa propre parodie : « enfin je simplifie, il faut simplifier sinon on arrive à rien ». L’écrivain manie au contraire l’art de l’implicite pour dire la complexité des choses et d’une « âme incertaine », tout le contraire d’une pensée superficielle.
A la toute fin du livre, à l’instant ultime de la réponse, la question de la forme (« Est-ce qu’il faut vraiment être à ce point explicite ? ») rejoint celle du fond. Une profonde ambivalence clôt le roman : « Il semblerait que oui ».
D’abord l’incertitude, exprimée par l’emploi du conditionnel, puis la difficulté de savoir si le oui de la réponse concerne la question du fond ou de la forme. Et enfin l’ambigüité d’un « oui » final dans un roman écrit sous le signe du négatif.
On ferme le livre avec la couleur de l’incertitude (« il demeurait quelque chose, bien moins qu’une espérance, disons une incertitude »).
On retient la finesse d’une forme, contrepoint à la laideur et l’absurdité des tares de notre temps dont le roman dresse un tableau comique. L’écrivain accompagne par son verbe l’écroulement d’un monde et dessine les contours d’une nuit sans fin avec pour horizon toujours de chasser la sottise. Houellebecq peut dire avec Bernanos : « Je ne cesserai jamais d’offenser les imbéciles ».
Mona
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