À propos de Rire et gémissement, Tarik Hamdan, et Du bleu autour, Viviane Ciampi, éditions Plaine Page (par Didier Ayres)
Rire et gémissement, Tarik Hamdan, et Du bleu autour, Viviane Ciampi, éditions Plaine Page, 2018, chacun 10 €
Poésie connexion
Comme il me fallait choisir dans toute la livraison 2018 des éditions Plaine Page, j’ai essayé de joindre deux ouvrages assez différents mais qui illustraient avec pertinence le mot de connexion – qui est le titre de la collection où paraissent ces livres, le premier de Tarik Hamdan, poète palestinien et journaliste, et le second de Viviane Ciampi, poétesse italienne et peintre. En effet, dans les deux cas, il s’agit bel et bien d’une « connexion », l’une au monde et à l’Histoire, et l’autre au monde matériel de l’organicité physiologique de l’être humain. Cependant, je parlerai peut-être davantage de Rire et gémissement, car ce recueil est plus volubile, plus imagé et donne mieux à penser la relation avec le monde qui va, avec l’Histoire, avec le tremblement du monde, cher à Édouard Glissant. Mais je n’oublierai pas de décrire mon sentiment à l’égard du travail de Viviane Ciampi, dont l’ouvrage s’accompagne de ses propres encres, taches fluides et bleutées, un peu maritimes et qui rappellent le test de Rorschach.
Pour être précis, je dirai que Tarik Hamdan s’approche plus de Darwich que d’Adonis, poètes dont la renommée internationale est connue de tous mais qui, néanmoins, font appel à deux registres et deux regards qui diffèrent, et en un sens, se complètent. Du reste, ce sont sans doute ces registres, l’épique et le politique, puis celui de la langue, de sa force lyrique, de l’intime, lesquels forment une coupure qui correspond bien à mon propos, qui m’autorisent à écrire quelques lignes sur les accointances de ces deux parutions récentes : V. Ciampi avec son univers fracassé, T. Hamdan et le monde bourdonnant d’injustice et de souffrance. Ce dernier évoque bien à mon sens l’adage venu de Shakespeare ou du théâtre du Siècle d’or espagnol, lesquels n’hésitaient pas à décrire le monde comme un théâtre, et à faire du théâtre, un monde.
Les mêmes rôles
Dans la même grande pièce
Intitulée
L’Histoire.
Donc le poète n’a pas peur ici de convoquer la réalité pour éprouver sa vision du monde, pour connecter le verbe et la chair du verbe, ne s’empêche pas de parler du monde et de l’Histoire. D’ailleurs, on peut, par transparence, apercevoir le journaliste qui témoigne et qui ajoute au poème l’événement et sa part objective, faisant de la poésie un fer-de-lance.
La poésie ne jaillit pas de l’imagination
C’est un objet kitch inventé par des dinosaures éteints
Et des renards sournois
Inventé par des bavards et des gens romantiques
Par des escrocs, des idiots
Et des patriotes démagogiques.
Le politique s’invite donc dans le poème, et peut-être sont-ce là une caisse de résonance et une mise en lumière des linéaments complexes qui unissent le poème et la réalité. Rire et gémissement décrit une vision prosaïque, un récit de choses inertes parfois, disserte sans intellection, de l’accaparement de la langue par la narration ou de ce qui met l’homme en péril. Est-ce l’Apocalypse qui fait la toile de fond de cette œuvre ? Sont-ce là les meidosems de Michaux ? En tout cas une proposition forte et entêtante.
Du bleu autour ne participe pas de la même manière à saisir le monde et sa réalité, mais se fait plutôt écriture des connexions entre l’intimité de la poétesse, et de la matérialité devenue double du corps et de la pensée. Les poèmes et les encres qui l’accompagnent sont un espace thérapeutique comme si écrire pouvait guérir. Écrire aide à vivre, permet la régression vers soi, quand l’angoisse physique rend immobile, vers la part sensible au langage, à sa nature miraculeusement performative.
elle
saura rester
bien sage
au bord des
choses.
En ce sens le recueil est presque expérimental, joue sur le phénomène de ce que les arts plastiques appellent la performance. Cette poésie est faite, je crois, pour être dite, prononcée, appartient à la lecture à voix haute, et tiendrait tout à fait l’épreuve de la lecture publique. Elle peut aussi se concevoir en regard de la peinture, par exemple illustrant les Splash de David Hockney, ou les travaux d’illustratrice de Nicole Claveloux. Et les mots qui souvent trouvent une richesse par les épithètes qui les jouxtent par un tiret, où le hasard n’est pas arbitraire, dessinent un monde singulier, à part, et qui réalisent, si l’on peut dire, l’opération de retrait, propre à la sculpture qui enlève pour révéler la forme, de toute cette littérature que j’appelle un peu généralement une conception négative, ce qui en termes métaphysiques correspondraient à la théologie négative.
il a jeté sexe dans son cerveau-cuisse
il a planté ciguë dans son cerveau-gazon
il a oublié aiguille dans son cerveau-talon
il a enfanté dans son cerveau-alouette
il a navigué dans son cerveau-sauvetage
il a parlé dans son cerveau-langage
il a somatisé dans son cerveau-folie
il a vidé du vide dans son cerveau-vide
il a court-circuité du plein dans son cerveau-plein.
En tout cas, ces deux ouvrages des éditions Plaine Page permettent de voir, de lire, d’entendre la diversité des chuchotements, cris ou déclarations que la poésie est capable de restituer. Ils contribuent à leur manière à l’élocution du monde.
Didier Ayres
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