A propos de Regain, Rachel
Les amours spirituelles
Il n’est pas aisé de faire état de ce livre de la collection Neige, des éditions Arfuyen, à plusieurs titres. D’abord, par ce qu’il faudrait citer in extenso l’ouvrage pour en rendre la musique et la signification. Pour aussi rendre palpable ce qu’a été la vie de la poétesse, son activité, ses goûts, sa nature. Or, si l’on veut construire un éclairage sur l’ouvrage, il faut choisir un angle, tout relatif qu’il soit. Donc, essayer, malgré tout, de donner à entendre la voix particulière de l’auteur.
Cela dit, on peut aussi se porter ardemment vers l’appareil critique, et aux appels de note très instructifs, ce que, comme lecteur, je me suis autorisé parfois. Si je m’en suis privé jusqu’à un certain point, c’est afin de laisser aux poèmes leur intégrité et leur mystère, leur mouvement personnel. Car cette édition bilingue, faite à partir de l’hébreu moderne, laisse un goût impénétrable et fort, non seulement à cause de la présence de cet alphabet hébraïque en regard de la traduction française, mais aussi par la complexité grammaticale de certaines formules, qui ne rendent pas le sujet du poème abstrus, mais lui procurent, au contraire, une épaisseur et une présence, un feuilletage et une puissance.
Ainsi, si vous me laissez rêver un tant soit peu à cette lecture, je dirai que j’y ai vu des amours spirituelles, et même pour tout dire de trois ordres. Amour du livre, en premier lieu, et particulièrement de la Bible, et d’ailleurs un peu étrangement autant du Nouveau que de l’Ancien Testament, avec ce que j’ai pu reconnaître dans ma propre compréhension de ce livre, amour poétique et noble, car attaché à l’esprit plus qu’à la lettre, même si c’est par la lettre que se fonde l’action d’écrire. Mais cette forme d’approche spirituelle, issue de l’exégèse hébraïque sans nul doute, remonte pour moi autant au Pentateuque, qu’aux différents livres de la Vulgate. Citons :
Voici : je n’ai pas labouré, ni semé,
Je n’ai pas imploré la pluie.
Et tout à coup, oh ! regarde ! mes terres produisent
Du blé, béni le soleil, au lieu de chardons.
Amour du livre, donc, par exemple à travers cette idée de la Terre promise, ou de la multiplication des pains ou encore de la Manne, mais aussi amour d’autrui. Et j’ai même pris si sérieusement la chose, que j’ai repensé à ce recueil de Jean Sénac Les Leçons d’Edgard, qui sont pour moi l’embryon de ce que le poète algérien nommera plus tard le Corps-poème. C’est une sorte de « corps-poème » hébraïque que j’ai ressenti à la lecture, avec le sous-texte du Cantique des cantiques peut-être, par exemple de cette strophe :
Comme l’oiseau dans la paume de l’étouffeur, tu te débats en ma main,
Vanité perfide.
J’ai fermé tes lèvres,
J’ai serré très fort les liens sur toi
Et je me suis divertie de ton infortune :
Je t’ai atteinte !
Je me suis vengée de toi qui ruinais la fraîcheur des fleurs,
Clôturant de barrières ma route,
Ternissant sur la terre les couleurs de l’arc-en-ciel.
Mon gîte dans tes recoins obscurs avant mon retour,
Retour d’auprès de lui !
Donc une espèce de fusion du poème, une effusion de la chair de la réalité dans la clôture du langage, langage d’amour et presque de sensualité. Oui, une sorte de combustion qui terrasse la passion, qui tétanise. Cependant, Rachel est bien prise sur une arête, sur un fil, sur la limite de vivre et de mourir, à cause de sa maladie – qui l’emportera en 1931 –, et on voit comment cette impression nocturne des lits d’hôpitaux, de la présence d’un infirmier par exemple, donne à la poétesse la très exacte conscience de cette vie faite d’adossement fondamental à la mort.
Enfin, amour de la terre, je devrais dire de la Terre, ici la Palestine. Non seulement parce que la vie de Rachel Blaustein s’est déroulée en partie entre la Russie et la Palestine, mais aussi et en un sens, surtout, parce qu’elle en fait un amour spirituel d’une autre puissance, d’un ordre poétique. On voit bien ici ou là des lieux comme Tel-Aviv, Safed, Jérusalem, mais on reste sensible avant tout à la relation qu’en donne la poétesse.
Je ne t’ai pas chanté, mon pays,
Et je n’ai pas glorifié ton nom
Par de victorieux exploits,
Par les prises de guerre.
Rien qu’un arbre – mes mains ont planté
Aux bords paisibles du Jourdain,
Rien qu’une sente – mes pieds ont foulé
A travers la campagne.
C’est à travers ces éléments très simples – terre, eau, arbre – que l’on voit l’amour que Rachel porte à sa terre, à son Pays, aurait-elle peut-être dit. Mais pour conclure, je voudrais citer le traducteur, qui explique mieux que moi en quoi le style de Rachel est supérieur et important.
Rachel a été fascinée par le langage. Un style sobre, dépouillé, humble lui est apparu comme le meilleur moyen de traduire l’essentiel. […] Il s’agit de refuser l’artifice littéraire, l’apprêt, le déguisement, afin de privilégier un langage pur, empreint d’un lyrisme sincère (Bernard Grasset).
Il est donc juste de laisser les derniers mots de cette page à celui qui se fait passeur de cette toute neuve langue – si je puis dire – issue de cette école d’hébreu moderne dont l’accès est maintenant ouvert.
Didier Ayres
Regain, Rachel, traduction Bernard Grasset, Editions Arfuyen, mai 2013, 130 pages, 16 €
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