Identification

A propos de Pierre-Joseph Proudhon L’Anarchie sans le désordre, Thibault Isabel, par Didier Smal

Ecrit par Didier Smal le 15.11.17 dans La Une CED, Les Chroniques

Pierre-Joseph Proudhon L’Anarchie sans le désordre, Thibault Isabel, Editions Autrement, mai 2017, 182 pages, 18,50 €

A propos de Pierre-Joseph Proudhon L’Anarchie sans le désordre, Thibault Isabel, par Didier Smal

Clemenceau disait : « Tout homme qui n’a pas été anarchiste à vingt ans est un imbécile, mais c’en est un autre s’il l’est encore à quarante ». A considérer certains quadragénaires, et d’autres plus âgés, croisés en rue, durant des festivals musicaux ou lors de manifestations « alternatives », à considérer l’attrait pour le A cerclé comme signe de ralliement, à considérer certains discours libertaires entendus (faire tout péter, certes, mais on met quoi à la place ?), on ne peut que donner raison à Clemenceau.

Puis un jour, les événements s’enchaînent de façon hasardeuse. On montre pour un élève une considération tout humaine, et celui-ci, avec un rien d’humour, offre en retour un ouvrage vu en librairie dont le sous-titre a dû le faire penser à son professeur de français quelque peu hors normes : « L’anarchie sans le désordre ». Du coup, le professeur lit son premier essai sur Pierre-Joseph Proudhon durant l’été, et, pour faire très bref, se découvre, à l’âge vénérable de quarante-quatre ans, une affiliation politique véritable, c’est-à-dire une pensée politique à laquelle il adhère de façon quasi inconditionnelle, à un bémol près, identique à celui entendu par Thibault Isabel dans la partition écrite par Proudhon pour une société à dimension humaine.

De Pierre-Joseph Proudhon. L’Anarchie sans le désordre, Thibault Isabel, Editions Autrement, je ne savais rien avant de fermer cet essai ; qu’il soit rédacteur en chef de la revue Krisis, et donc proche d’Alain de Benoist, ce sont pour moi des qualités – encore que je ne sois pas lecteur de cette revue (mais quelques articles croisés me font penser que je pourrais le devenir) et que je ne connaisse que superficiellement l’œuvre d’Alain de Benoist, et que j’admette avoir été lassé par certaines vidéos de l’homme, interviews pleines de dévotion d’un penseur dont j’ai néanmoins lu avec beaucoup d’attention le célèbre Vu de droite – sachant que la droite en question est d’ordre philosophique, pas économique, donc inféodée à la morale et non au marché. Quant à savoir s’il est essentiel de mettre en exergue une préface rédigée par Michel Onfray pour critiquer cet essai sur Proudhon, non, c’est accessoire : c’est un argument promotionnel pas plus idiot qu’un autre, voire plus intelligent, si l’on veut bien passer outre l’aspect « philosophe médiatique » et « athée institutionnel » de l’homme de Caen.

Tiens, je viens d’évoquer l’athéisme d’Onfray, et je peux donc retomber sur mes pattes. Dans mon cheminement personnel, peu importent les détails (disponibles uniquement autour d’une bonne bouteille de vin), la question de la foi, de mon appartenance à la chrétienté s’est posée, et j’ai discuté avec des amis, et j’ai lu, j’ai lu, pour frotter mes idées à celles d’autrui et en faire jaillir des étincelles. Le tout s’est accompagné d’un retour au texte des Evangiles, pas à ses commentaires ou ses interprétations modernistes, mais aux sources pures et douces. Et ben, vous savez quoi ? J’ai eu le sentiment exaltant, dès les premières pages de l’essai de Thibault Isabel, de continuer mes lectures précédentes ! Ben merde ! Je sors de bouquins sur le Christ (dont l’excellent Le Christ philosophe de Frédéric Lenoir), et voilà qu’un bouquin sur Proudhon y correspond ! M’enfin, comme dirait Gaston !

J’explique : le sentiment que j’ai eu est que dans la pensée de Proudhon, je trouvais l’application politique, pragmatique, de la morale développée par le Christ, ou même Socrate. D’ailleurs, j’ai fait l’expérience avec une personne proche : cette personne et moi avons des discussions interminables (et parfois avinées… – vive le fruit de la terre et du travail des hommes !…) sur le sens des rapports humains et la spiritualité, et nous sommes en accord sur quasi tout. Je lui ai donc signifié qu’en politique et en économie, elle était proudhonienne, en lui donnant un exemple concret d’une façon d’envisager ces deux points ; elle a été surprise de l’exactitude de l’exemple, parce que nous n’avons jamais vraiment évoqué ces questions ensemble. A mes yeux, c’était logique : la pensée de Proudhon est en fait une morale pleine de bon sens, très éloignée de Marx l’universitaire financé par son pote Engels lui-même… rentier. Or, la morale christique est aussi pétrie de bon sens. CQFD, ai-je envie de dire.

Certes, mais qu’est-ce que cet « histoire d’anarchie sans désordre ? » Ceci, tout simplement : les libertaires et autres paresseux intellectuels qui dissimulent leur lâcheté face aux contraintes sous un discours pénible ne fût-ce que parce qu’il est plus souvent sous influence du haschich que du vin (et tout baudelairien qui se respecte sait lequel des deux est à mépriser) pensent que l’anarchie est l’absence de commandement, et vive le retour à un être pulsionnel, et vive la transformation d’un propos complexe de Proudhon, « La propriété, c’est le vol », en un slogan facile à écrire sur les murs aux côtés de quelques phrasettes post-soixante-huitardes qui servent de Viagra et de lubrifiant mentaux à de vieilles biques, tant masculines que féminines, qui auraient dû lire Baudelaire au lieu de feuilleter Vaneigem (mais pas Debord) et Kerouac. Ils ont tout faux. L’anarchie est l’absence de commandeur, c’est-à-dire d’une autorité tutélaire qui ne peut que, nature humaine aidant, devenir abusive et, surtout, infantilisante et déresponsabilisante ; le commandement, c’est le bien commun, c’est la morale, c’est-à-dire le contraire de l’individualisme, que celui-ci soit lié au libéralisme (tiens, au fait, Proudhon est libéral…) ou à la régression infantilisante et nombriliste à l’échelle de la société n’y change rien.

L’anarchie de Proudhon, ce sont le fédéralisme et le mutuellisme. Le premier concept est tellement à l’opposé de la construction européenne qu’on en éclate de rire en lisant les chapitres VIII et IX de l’essai de Thibault Isabel, qui a la décence de ne jamais évoquer les caciques nourrissant le mastodonte déshumanisé de Bruxelles mais les a clairement dans le collimateur, eux et leur bêtise doublée d’hypocrisie ; le second concept rend une telle valeur et un tel sens au mot « travail » qu’on aimerait le voir appliqué sans tarder pour retrouver le goût de se lever le matin et partir au boulot (même un professeur y trouverait son compte, car il se sentirait à nouveau honoré dans sa fonction, lui qui ne serait plus aux ordres d’un état qui lui refuse toute initiative personnelle et donc tout acte moral, au fond). Mais attention : Proudhon ne limite pas ses théories à des champs étroits, au contraire, il imagine leur application à l’ensemble de la société civile.

Mais pourquoi, si c’est si bien, personne n’a-t-il pensé à appliquer la pensée de Proudhon alors qu’on ne sort toujours pas de celle de Marx, malgré la catastrophe totale constatée durant le XXe siècle ? Parce que la première est basée sur la responsabilisation de chacun, sur l’idée qu’un processus d’éducationaurait donné à chacun le sens moral suffisant pour accepter la vie en société avec sa part inévitable de liberté bien comprise, c’est-à-dire acceptée dans ses limites, et de recherche commune et individuelle d’excellence ; de surcroît, l’homme oscille entre deux désirs, celui de liberté et celui d’autorité, et le second l’emporte toujours parce qu’il est confortable car infantilisant. Tiens, j’en reviens au Christ : son message est éminemment libératoire, mais qu’est-ce que les hommes (d’Eglise) l’ont bien encadré, corseté et transformé en un message autoritaire, auquel adhérer sans moufter ! Sans parler de ce problème quasi insoluble, donc : Proudhon s’adresse à un homme moral. Or, dans une société déchristianisée dont Adam Smith est devenu le prophète, la moralité, on s’assied dessus quand on en trouve encore trace.

Et chez Proudhon, tout est bien ? Non, et Isabel pointe un sérieux problème de libido frustrée chez l’anarchiste, qui l’empêche d’envisager l’érotisme, c’est-à-dire l’application dans le domaine de la relation humaine de la dialectique égoïsme-altruisme qui est le fondement de sa pensée politique et économique. Sans parler de sa misogyne galopante, dont Isabel cite quelques exemples assez probants dont on imagine volontiers lecture devant un parterre de Femen anarchisantes, juste histoire de rire et s’exercer à la course à pied rapide, très rapide.

Et dans l’essai d’Isabel, tout est bien ? Oui, parce qu’il allie vigueur et rigueur, avec une structure parfaite dans la progression des idées et des chapitres brefs, la question de Dieu étant ainsi évoquée en avant-dernière position afin de ne pas effrayer les athées congénitaux persuadés que l’idée de Dieu empêche la pensée elle-même, les sots ; cette structuration, appuyée sur de très nombreux extraits d’une œuvre désormais quasi plus disponible en français, permet au lecteur néophyte une approche lumineuse de l’œuvre de Proudhon. Dans cet ordre d’idée, bien que lui-même philosophe de formation, Isabel évite le double piège de la complexité élitiste et de la simplification outrancière ; en ce sens, et qu’il me pardonne s’il lit ceci et en prend ombrage, je reviens à la comparaison avec Lenoir, dans un domaine pas si éloigné que ça quand on y pense. Et le fait qu’Isabel est un épigone d’Alain de Benoist, ça pose problème ? Non, tout simplement non. Certes, un proudhonien bien plus expérimenté que moi trouverait l’un ou l’autre passage où pourrait probablement être mise en exergue l’instrumentalisation de la pensée de Proudhon pour en fait défendre les idées de la Nouvelle Droite et ses rejetons, mais bon, Isabel ne serait pas le premier à se rendre coupable de pareille peccadille, et la Nouvelle Droite, de tout temps vilipendée par une presse dévolue à un socialisme gestionnaire des catastrophes capitalistes, n’est pas la pire des mouvances intellectuelles des cinquante dernières années.

Alors, voilà où j’en suis, à avoir lu cet essai, dont j’ai très mal parlé parce que je ne suis pas un critique universitaire, et que je m’en fous du discours universitaire – non par mépris, mais parce qu’il occulte plus souvent l’œuvre évoquée qu’il ne la met en lumière, mise en lumière qui est moins commentaire que narration d’une rencontre, j’en suis à me dire que j’éprouve de la joie et de la mélancolie : joie d’avoir rencontré une pensée bouleversante, comme un éclair dans la nuit, et mélancolie de Baudelaire lorsque s’en va la passante désirée et désirante : « Un éclair… puis la nuit ! » Après avoir lu cet essai, qui est moins sur Proudhon que proudhonien, j’ai le sentiment d’un gigantesque gâchis, dû à la veulerie humaine. Nul besoin de repenser le capitalisme, de chercher des alternatives, tout est présent dans l’œuvre de Proudhon, me semble-t-il. Et il se trouve que j’écris ces derniers mots avec, sur les genoux, mon second fils, âgé de vingt-deux mois, qui vient d’y grimper ; j’aimerais lui glisser à l’oreille que tout va aller, parce le monde va se moraliser, et que l’œuvre de Proudhon, cet anarchiste traditionaliste, un peu comme son papa, va être lue, adaptée aux moyens et besoins contemporains et mise en œuvre, et que ce sera ne pas être anarchiste à quarante ans qui sera le fait d’un imbécile, n’en déplaise à Clemenceau. Et j’avoue une certaine tristesse à oser à peine un chuchotement, tout en sachant que ce monde, à petite échelle en tout cas, je peux, avec d’autres, tâcher de lui en faire présent.

 

Didier Smal

 

Thibault Isabel est Docteur en philosophie esthétique et rédacteur en chef depuis 2003 de la revue de Sciences Humaines Krisis.

  • Vu: 3802

A propos du rédacteur

Didier Smal

Lire tous les articles de Didier Smal

 

Didier Smal, né le même jour que Billie Holiday, cinquante-huit ans plus tard. Professeur de français par mégarde, transmetteur de jouissances littéraires, et existentielles, par choix. Journaliste musical dans une autre vie, papa de trois enfants, persuadé que Le Rendez-vous des héros n'est pas une fiction, parce qu'autrement la littérature, le mot, le verbe n'aurait aucun sens. Un dernier détail : porte tatoués sur l'avant-bras droit les deux premiers mots de L'Iiade.