À propos de Les corps vulnérables, Jean-Louis Baudry, par Didier Ayres
Les corps vulnérables, Jean-Louis Baudry, L’atelier contemporain, août 2017, 1200 pages, 30 €
Mémoires-mémoire
Je peine, si l’on peut dire, à me mettre à ma table de travail, car le livre de Jean-Louis Baudry représente, par son ambition et sa forme, une sorte d’écueil du temps, une avancée, un proscenium de la mémoire, et a occupé le théâtre de mes lectures durant une part importante de l’été, de cet été qui a presque passé, saison dans laquelle se développait le déchiffrement de ce livre. D’ailleurs cet incipit, ces préliminaires disent bien la question du temps qui traverse de part en part cette sorte de journal/mémoire/roman/rêve. Car autant le sujet est banal – l’amour d’un homme pour une femme – autant le projet de rédiger chronologiquement et de façon presque exhaustive les événements de la vie de l’auteur au milieu de cette sorte de passion – passion un peu froide d’ailleurs –, revient à une tâche impossible, car la chronologie ici hasardeuse de la mémoire fluctue, bifurque, faite de trous, de béances ou de surcharges d’un élément au détriment des autres, bref, joue des tours au mémorialiste.
En vérité, je crois qu’il s’agit plus pour l’auteur de traiter de la question de la temporalité, d’en questionner les réminiscences, d’en négocier les arrière-goûts, plutôt que de suivre cet empilement de faits et d’images, qui, somme toute, permet juste de suivre plus ou moins le défilement des sentiments de l’écrivain pour celle qu’il a aimée, et qui n’est plus. D’ailleurs, les périodes de cette histoire ne s’identifient pas avec aisance. Je dis cela dans la mesure où le récit de cet attachement revient à décrire une tranche du passé, de 1988 à 1997 à peu près. Or ce journal a été rédigé pendant plus de sept autres années, et revisité sans doute jusqu’à la fin de la vie de l’auteur (2015). Il y a donc au minimum trois époques qui se surchargent. Il s’agit, je pense, d’une œuvre-somme qui a dû dévorer la vie de l’auteur, peut-être plus d’ailleurs que l’amour parfois difficile, sujet à des ruptures, de l’écrivain pour Marie (d’ailleurs, est-ce son vrai nom, telle qu’elle apparaît ici sacralisée par l’aura de l’Aimée ?).
La durée séquencée, en week-ends notamment, forme le cœur de ce labyrinthe de la mémoire où le couple de l’écrivain et de Marie nous emmène souvent vers le sud de la France (Nîmes, Dax, Bayonne, Avignon, ou encore au Barroux, à Apt…), et plus rarement à Venise ou à Prague, pour s’achever presque en suspens à Londres, lorsque le récit prend fin comme s’il n’était pas achevé ; le temps du récit demeure donc le plus fort.
Tout au long de ma lecture, je n’ai cessé de surligner les passages ayant trait aux événements vécus, le rapport de J.-L. Baudry au souvenir, et avec cela l’intérêt pour la puissance mimétique supposée du langage, lui seul capable de tenir le registre post-mortem de cette idylle. Le langage est à la fois capable et incapable de suivre cette exigence car telle est la puissance de la pensée et de la ressouvenance, sa complexité et son échec en quelque sorte, à rendre la réalité dont elle est issue, qui n’est pas échec de la mémoire mais du langage. En ce sens ce journal fait preuve d’une espèce de pulsion scopique, tant il est l’objet d’une mémoire des images et qu’il échoue presque à réifier ce qui fait sa nature, c’est-à-dire relater avec une exactitude mécanique la réalité telle qu’elle est. Bien sûr, la langue reste la plus forte, et même si elle ne fonctionne pas de façon romanesque, elle demeure, pour ce qui me concerne, une écriture dans laquelle je me retrouve, moi qui suis davantage lecteur de correspondances ou de journaux que de romans.
D’ailleurs, il y a pour tout dire un portrait en creux de cette Marie, l’Aimée. Elle apparaît comme une sorte de fantôme, une figure cinématographique au milieu de descriptions où la vérité ne semble pas discutable puisque issue de la mémoire de l’auteur (sachant que nous sommes, nous lecteurs du XXIème siècle, passés par l’ère du soupçon). Marie est un ectoplasme, une figure plastique, qui jaillit au détour de trouées de la mémoire, par le jeu presque aléatoire et sentimental du récit où une certaine image de la femme devient alors possible, se concrétise, justifiant l’écriture et la sollicitant. Figure émanant de la coalescence deleuzienne – ce qui passe d’une scène à une autre par le reflet des miroirs –, frottement donc des miroirs d’écrire et de vivre.
Nous suivons dès lors des actions sensuelles avec les protagonistes, par exemple boire, manger, dormir, voyager, voir des spectacles, des films, des expositions en France ou aux Pays-Bas. Et partant, nous sommes pris dans les rets d’une pensée proustienne, et même clivés d’une certaine manière entre le discours sur la mémoire, le temps ou l’amour, et les choses qui font avancer le récit, comme décrire des chambres d’hôtel, les couleurs exactes du repas au Grand Véfour, etc., faire revivre, restaurer les instants vécus, remémorer le passage du temps. C’est là le travail patient de Jean-Louis Baudry, qui se réfère d’ailleurs plusieurs fois à Proust ; nous pouvons certainement passer de Sodome et Gomorrhe à la vérité du Temps retrouvé. Et ainsi, comme le récit s’étoffe de lettres, de rêves, de billets, je crois que l’on peut imaginer l’écrivain proche d’une Gradiva plus jungienne, par l’analyse des archétypes, que freudienne, et une sexualisation des images.
J’ai dû faire preuve de patience sur le long terme, et ainsi me fier à la possibilité laissée au lecteur de se fabriquer son propre manteau imaginaire depuis l’étoffe profuse du journal. Ce faisant, même s’il n’y a pas assez de chronologie pour se sentir tenu de suivre les événements les uns après les autres, au contraire, ce journal permet de jouer avec la plasticité de l’esprit de l’auteur, de voyager avec lui au sein de l’effacement inévitable du passé par les scories des souvenirs.
Les corps vulnérables s’apparentent-ils à un idiolecte de la mémoire, ou à la présentification d’un passé ? Est-ce une vision de la disparition, dont les termes s’opposent inévitablement ? Sont-ce les ombres qui nous gouvernent ? Le temps des fantômes représente-t-il le vrai régime de nos pensées ? Quel serait le récit de notre propre histoire ? où pouvoir mettre une fiction involontaire ? Voilà quelques questions que j’ai notées à la hâte sur la page de garde de l’ouvrage.
Je ne citerai rien du livre car cela serait sans doute trahir la continuité un peu maladive peut-être du jet de l’auteur, et ne pas permettre de détailler le déroulement du texte, à savoir quand la fiction intervient comme une réalité, et inversement, quand la réalité devient fiction ; or Jean-Louis Baudry lui-même semble faire l’aveu de ce glissement. Donc, remercions l’excellent éditeur François-Marie Deyrolle d’avoir eu la patience, et disons, l’audace, de faire paraître ce livre au milieu de la rentrée littéraire 2017, lui qui a, je le devine, été présent au moment de l’accouchement, long et difficile, de ces mémoires-mémoire.
Didier Ayres
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