A propos de "Le spectre de Thomas Bernhard" de Cyril Huot
Le spectre de Thomas Bernhard, Cyril Huot, éd. Tinbad, février 2016, 217 pages, 20 €
Préambule :
À l’entrée de la lecture de ce deuxième livre de Cyril Huot, le lecteur pourra se poser la question de savoir s’il est nécessaire d’avoir lu et de connaître l’œuvre de Thomas Bernhard pour lire cet opus Le spectre de Thomas Bernhard, quatrième publication des éditions Tinbad.
Après avoir pris connaissance du communiqué de presse et de la quatrième de couverture, le lecteur pourra effectuer au préalable quelques recoupements :
Le spectre de Thomas Bernhard lui parlera des enjeux de l’écriture, comme ces enjeux sont interrogés et sans cesse mis en question dans l’œuvre de T. Bernhard.
Aussi le registre du livre de Cyril Huot et la représentation de la réception de l’œuvre, vécue comme une arène, reliée à l’exercice du travail de l’écriture, vécu dans la douleur d’une carence de communication entre auteur et lecteurs, émetteur et récepteurs, l’auteur et son public qu’il soit textuel, spectateur, de théâtre, auditeur, etc., vécu comme un combat, rejoignent l’intitulé des opus précédents ou à paraître de C. Huot : Lettre à ce monde qui jamais ne répond (éd. de La Nuit, 2009), Le rire triomphant des perdants (Journal de guerre, essai, éd. Tinbad).
L’enjeu est de communication – une communication mise à mal dans la relation d’un auteur avec son public. Cette carence relationnelle – déficiente, insuffisante, insensée ; venant de qui, venant de quoi ? pour quelles raisons ? – est ici au cœur de l’œuvre, comme au cœur du fonctionnement d’un moteur forçant et expérimentant tous les secrets, les mystères de ses rouages pour ne pas tourner dans le vide, les laisser se gripper. Un texte-limite, donc, ce Spectre de Thomas Bernhard par Cyril Huot, déjà auteur d’un livre autour de Katherine Mansfield (Lettre à ce monde qui jamais ne répond), par ailleurs acteur et metteur en scène de théâtre, réalisateur et critique de cinéma.
Ce quatrième livre publié par les éditions Tinbad poursuit la lignée éditoriale d’une veine formaliste débutée avec Carrousels (Jacques Henric) et (L’)ivre de papier (Guillaume Basquin).
Le synopsis stricto sensu proposé par le communiqué de presse des éditions Tinbad annonce de factol’enjeu du livre : « Divers spectres de l’écrivain autrichien Thomas Bernhard reviennent, dans ce texte, sous la plume d’un narrateur qui pourrait bien être le double de Huot, pour lâcher à nos oreilles (ébahies devant tant d’audace) un torrent de violents reproches contre la forme roman-roman qui a envahi l’espace littéraire ».
Spectres sortis des limbes du cadavre de T.B., autopsié par le narrateur dès les premières lignes – curieuse cérémonie auquel ce dernier n’a pas reçu de carton d’invitation mais à laquelle il procède parmi une assemblée de « hauts magistrats en habit d’apparat », au centre de l’arène d’un amphithéâtre, perpétrant l’autopsie du cadavre de T.B. (qu’il peut voir parfaitement) comme on perpètrerait un crime – celui du monde à l’encontre de l’un de ses scripteurs, par suite de l’artiste-créateur à l’encontre de lui-même, bistouri et scalpel déployant les armes d’un crime, d’un meurtre ou d’une mise à mort de lèse-singularité ? Curieuse cérémonie, oui « On aurait dit qu’on s’était ingénié à rendre ses funérailles conformes à ses propres veillées mortuaires par anticipation dont il raffolait tant de son vivant (…) ».
Irradiations spectrales de T.B., ce livre entonne en chœur un cantique lugubre et magistral à la gloire de Thomas Bernhard, dont l’exécutant de l’autopsie / le narrateur radiologue de l’œuvre pourrait bien être un double, formidable transcripteur, huissier, secrétaire transcrivant son témoignage scriptural et spectral, entre « sang-froid admirable » et tremblements d’un témoin funéraire campé entre les lignes d’un garde-fou prémunissant de peu contre la folie et la voilure d’une pensée toujours guettée par les lames de fond de l’infini.
Mais pourquoi un tel défi, fou et désespéré, pourquoi s’avancer soi-même dans ce combat perdu d’avance, si ce n’est par « onanisme du désespoir » ? Le narrateur par l’intermédiaire de Herman son interlocuteur de monologue, dont le lecteur est le témoin, nous pose et se pose la question : « (…) puis-je écrire mon T.B. sans (…) l’anéantir, lui, et sans m’anéantir moi-même dans cette opération ? Quand personne ne saurait écrire son T.B. sans détruire le T.B. qui lui seul fut T.B. pour lui substituer un spectre de T.B. et sans se laisser entièrement dévorer par ce spectre, sans phagocyter T.B. et sans être soi-même phagocyté par T.B. dans l’opération, sans l’anéantir et sans s’anéantir en lui pour n’en laisser jamais émerger qu’une vision fantasmée à caractère purement hallucinatoire.
Mais si tu ne peux pas plus écrire sur T.B. que T.B. ne pouvait écrire sur Wittgenstein, si tu dois, tout comme lui, absolument t’y refuser, pourquoi vouloir passer outre à cette auto-interdiction et courir à ce fiasco que tu sais déjà devoir être total ?… Mais parce que sinon je suis un homme mort, j’avais dit à Herman, (…) le cerveau humain, miroir de ce qu’il est convenu d’appeler la nature, est comme elle, la nature : il a HORREUR du vide, et dès l’instant que nous cessons de mettre le nez dans notre T.B., ou bien dans notre Pessoa, ou bien dans notre Musil, ou bien dans notre Kierkegaard, ou bien dans notreNietzsche, notre cerveau sombre dans le vide le plus total, tout comme le cerveau de T.B. lui-même sombrait lui aussi dans le vide le plus total dès l’instant qu’il ne mettait plus le nez dans son Montaigne, ou dans son Pascal, ou dans son Voltaire, ou dans son Schopenhauer (…) ». Magnifique déclaration d’amour à la littérature, à la pensée, aux écrivains, aux auteurs… Mais l’objectif est-il tenable ? Mais parier son succès ne serait-il pas après tout un pis-aller nécessaire et salutaire ?
Note de lecture :
La convocation et l’invocation de ce Spectre de Thomas Bernhard serait de venir perturber encore ce monde de consommation et de distraction sourd à l’œuvre, sourd à l’art, dont la cécité et la surdité vouent (ou condamnent) l’artiste à « se blesser soi-même à mort dans ce combat mortel perdu d’avance avec le monde ». Avec cette volonté folle de l’artiste de s’y confronter, d’entrer dans l’arène de ce combat, de se mettre lui-même en jeu et d’y risquer sa peau. Une écriture contre, ici, assène ses coups et les porte dans le corps et la vacuité du monde, dans l’exercice d’une autodérision et la peinture d’autoportraits où l’artiste se livre en pâture, dont la face cynique et brutale scalpe les apparences faciles et taille le visage du monde au burin et au scalpel bruts, laminant les rires, regards, secousses de surface.
Il n’est pas tant question d’écrivain maudit, que de l’artiste jeté dans l’arène du combat par un monde inapte à comprendre l’altitude des abîmes/abysses à l’œuvre créatrice d’un homme malade. La maladie relevant d’un état de voyance, autre, à appréhender dans ses mécanismes et arcanes de perception du monde, singulier et inédit. « Un être qui perçoit tout et qui voit tout et qui observe tout, et cela sans interruption, n’est pas aimé, il est plutôt craint », écrivit le dramaturge dans Oui, l’audacieux et dérangeant auteur dont l’ambition n’était pas moins que de « mettre à la stupidité / le bonnet de l’esprit ». Le combat vécu par l’artiste, l’écrivain, est bien ici celui d’un combat contre une société formatée, éconduite par la force de préceptes assénés à se fondre dans une pensée unique lénifiante, c’est pourquoi ce Spectre de Thomas Bernhard invoqué, évoqué et convoqué par Cyril Huot apparaît dans notre actualité dans toute sa puissance roborative, hors champ du pathologique où le monde le relèguerait vite, pour infuser, distiller, diffuser une parole aussi salutaire qu’une brèche peut ouvrir l’espace palpitant du vivre vraiment, si l’air régénéré par le souffle de l’audace et le non-conformisme d’une lucidité dérangeante, voire scandaleuse, permet à la férocité d’être d’intelligence, à l’intelligence d’être mesure dans les morsures salvatrices de sa perspicace férocité. Perdu d’avance, le combat n’en n’est pas moins arène d’existence pour l’artiste, le créateur Thomas Bernhard alias Minetti : un espace de désespérance ? (Que veut dire exister sinon ceci : nous désespérons […], « Le naufragé »). Un espace où s’aérer l’esprit – pour que la tête avance, et non penche, et non balance du côté du précipice, où la folie qui le guette l’anéantirait définitivement – l’aliène aussi à la pensée du désastre.
Le souffle n’est pas absent pourtant de cette terre aride où nous promène le spectre de T. Bernhard, au-delà de l’« onanisme sans fin du désespoir ». L’humour ouvre l’espace de ce souffle : « – Plaisanterie ? D’avoir fait le mort ? C’est une passion chez moi que de faire semblant d’être mort. Une passion, rien d’autre », dit (le) porte-parole (de T. Bernhard) dans Gel, passion à laquelle aujourd’hui encore il continue plus que jamais de s’adonner, ça fait maintenant plus de vingt-cinq ans qu’il fait le mort, tout le monde croit que T.B. est mort, qu’il est réellement mort et réellement enterré, mais si ça se trouve, il fait encore semblant, il faut savoir que T.B. a toujours eu un curieux sens de l’humour ».
Herman est ce double du narrateur gravitant autour du spectre de T.B., un double décidé à mener à terme son autodestruction « totale, absolue, et définitive », cessant de s’alimenter et sombrant dans l’alcoolisme. Et les Nouvelles du monde du réel nous arrivant dans un communiqué de presse ouvrent une brèche du spectre de T.B, jusqu’à notre propre actualité. Figure littéraire, prolepse jouant son tour de passe-passe dans nos propres données d’information (Cf. l’Agence France Presse annonçant dans sa rubrique France-immigration le décès d’un ancien gréviste de la faim malien). Cette irruption illustre les échos de réseaux tissés par « le Grand Moloch médiatique moderne. (…) même si ça ne datait évidemment pas d’aujourd’hui, le phénomène avait désormais atteint des sommets effarants d’indécence, des sommets d’imposture encore inconnus jusqu’ici (…) ». Les manipulateurs et les manipulés restent les mêmes et le message ici transmis par voie narrative a sa résonance en conférant toute son actualité et sa réalité à cette présence fantomatique de Thomas Bernhard, incarnation spectrale d’une voilure effrayante névralgique et dangereuse menée à la limite de son point de rupture. « À partir d’un certain point il n’y a plus de retour, c’est ce point-là qu’il faut atteindre » écrivit Kafka. Tout passe au tamis de la lucidité du désespoir : la société, l’amour, les liens sociaux, l’enfance, etc.
Le roman en son genre et tel qu’il a envahi l’espace littéraire, imposture lui aussi, n’est pas épargné. « En dépit de tous les traitements qui lui ont été administrés par un certain nombre de ceux qui se sont succédé à son chevet dans l’espoir de la sauver, la littérature a succombé à la peste bubonique du roman », déclare le narrateur, faisant écho à T. Bernhard, l’un des plus violents thérapeutes du genre. D’abord, l’intrigue est tuée par ce destructeur d’histoires, « un démolisseur d’anecdotes ». Anéantis « par la pensée labyrinthique et par la phrase répétitive infinie de T.B. » – phrase que le narrateur reproduit ici dans le halo spectral de T.B. –, les successeurs du dramaturge autrichien ont évacué cette empreinte évidente dans un style depuis T.B. acquis au déploiement d’une logorrhée, de ressassements obsessionnels et aux digressions des phrases répétitives infinies, se risquant parfois à n’être que de médiocres plagiaires. À leur tour écrivains (pour les meilleurs d’entre eux qui n’en furent pas uniquement les tâcherons) – à leur tour écrivains du désastre, obsédés par le thème de prédilection de la mort « cause de tout et d’abord la cause de la mort qui envahit tout en nous, occulte tout en nous », l’un d’entre eux ainsi s’est risqué à l’effondrement abyssal, faisant émerger de l’abîme sans fond ce spectre de Thomas Bernhard, émanant dans le sillage du langage incendiaire, des mots consumés d’un Antonin Artaud et sauvant, dans l’éblouissement périlleux du naufrage, la littérature même en exhumant sa terrible existence des abîmes d’imposture où des pantins de pacotille la placent, par cette corde de sauvetage, « cette activité absurde obsessionnelle à laquelle nous nous accrochons comme à une corde de sauvetage, ainsi cette activité obsessionnelle de l’écriture qui est parfaitement absurde, si ce n’est en ceci qu’elle est notre unique corde de sauvetage face à l’abîme qui s’ouvre sous nos pieds sitôt que nous cessons un seul instant de nous y accrocher, cette activité absurde obsessionnelle de l’écriture (…) pour nous sauver du vide intérieur, de l’abîme intérieur (…) ». Cyril Huot s’est risqué à la rencontre vertigineuse de cette aura spectrale, au service risqué de la littérature, abyssale, écriture des limites extrêmes, expérimentales, du naufrage et du désastre – habitable ?
Un livre roman au style surréel qui nous livre, par une voix d’outre-tombe, encore des nouvelles du monde du réel…
Murielle Compère-Demarcy
Cyril Huot n’est pas titulaire d’une chaire de littérature comparée à l’université de Toronto. Il ne vit ni à Barcelone, ni à Prague, ni à Beyrouth, ni à Kandahar, pas même au Creusot ou dans la banlieue ouest de Bourg-en-Bresse. Il ne passe pas la morte saison à Venise et n’a jamais fréquenté les bordels de Valparaiso. Il ne fait pas de fréquents séjours au Moyen-Orient. Il ne parle ni le persan, ni l’araméen. Il n'est pas directeur de collection dans une grande maison d’édition, ne contribue pas au supplément littéraire du Monde, ne dîne pas à La Closerie des Lilas et c'est à juste titre qu’il n'avait jamais été publié jusqu’ici. Cyril Huot est, bien entendu, un pseudonyme. Mais de qui ou de quoi ? – il l'ignore lui-même et a toutes les raisons de penser qu’il l’ignorera jusqu’au bout.
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