A propos de "Le livre, la table, la lampe" de Claude Ber
Le livre, la table, la lampe, Claude Ber, Éditions le Grand incendie, Coll. Les Petites anthracites, 2010 (réédition in "il y a des choses que non", Editions Bruno Doucey, 2017)
Le livre, la table, la lampe est dédié – notamment, comme nous le verrons – à René Char. Jean Starobinski constate avec justesse : « Il n’est aucun poème, aucune ligne de René Char qui ne nous donne le sentiment de l’ouverture. Un espace accru apparaît devant nous, s’illumine en nous. Cet espace s’offre à nos yeux ouverts. Il n’a pas les facilités du songe : c’est le volume foisonnant et rude de notre séjour terrestre, c’est l’instant de notre souffle présent, révélés dans leur étendue plénière. Quelque chose d’immense, d’intense, s’annonce impérieusement. […] La parole poétique s’environne d’un en deçà et d’un au-delà qui ne sont pas atteints et nommés, mais que l’énergie du poème ne cesse de désigner. Le sentiment d’ouverture, plus encore qu’il ne résulte de l’étendue offerte à la domination de notre regard, tient à la façon dont René Char, en donnant au présent et à la présence tout leur éclat, sauvegarde l’intégrité du lointain et de l’absence. La grande alchimie du poème consiste à impliquer dans le présent du langage, dans le mouvement actuel de la parole, une relation vigilante avec ce qui ne se laisse ni posséder ni nommer, avec ce qui s’annonce et se dérobe dans l’intervalle absolu ».
Comment ne pas penser, de toutes ses forces, à cela, lorsqu’on lit le poignant petit livre qu’est Le livre, la table, la lampe, livre dont est donné, en cet article, un long extrait, afin que l’émotion vous – en tant que lecteur, c’est-à-dire en tant que vivant – étreigne déjà. Vous saisisse (l’exégèse doit avoir ici l’humilité de s’effacer) :
« Ce texte dédié aux deux “René”, le poète René Char et le commandant de compagnie FFI René Issaurat, entrelace l’évocation du père résistant et l’interrogation sur le sens du poème. Initialement publié dans la revue le Nouveau Recueil, il est ici accompagné de photographies et de documents inédits sur la Résistance dans les Alpes Maritimes.
Dans la maison désertée par le père, l’après de la mort. Sur le verre froid recouvrant la table bureau – toujours depuis la maladie, cette vitre entre le bois et la main du père, lui qui était homme de forêts et de bâtons taillés, fut cénotaphe comme plus tard sous les vitrines les manuscrits du poète disparu –, sur cette table, où encore j’écris, sont ouverts le livre et le vieux cartable. L’un blanc immaculé. Le livre. L’autre fripé. Un cuir brun déteint et noirci aux marques des doigts. Dedans les papiers. “Dans la sacoche, a dit le père, tu trouveras les papiers de la Résistance à léguer aux archives, quand tu voudras, après ma mort”.
Des noms sortent des feuilles du livre – “Marins Bardoin l’imprimeur de Forcalquier, Figuière, Passereau, Joseph Fontaine d’une rectitude et d’une teneur de sillon, François Cuzin, le docteur Jean Roux, Gabriel Besson, Roger Chaudron à Oraison…” – qui rejoignent ceux des maquisards consignés sur des fiches cartonnées. FFI Alpes Maritimes Corps Francs de la Libération, Groupe Alexander. Nom. Prénom. Profession. Adresse. Situation de famille Date d’incorporation. Eventuellement spécialité militaire (mitrailleur, instructeur, mécanicien, tireur, infirmier, interprète, chauffeur, cuisinier, canonnier…). Quelques annotations : en bleu à gauche “volontaire pour le combat”. En rouge : “tombé au combat”. C’est tout. Cent cinquante fiches. La compagnie du commandant René. Une photo de pendu – c’est Torrin ou Grassi, exécutés à l’angle de l’avenue de la Victoire à Nice – prise à travers le pare-brise d’une voiture en marche et qui érafle d’une gifle de flou le visage d’une femme, le corps désarticulé. Une lettre de dénonciation menaçant le père et sa mère de la gestapo pour cacher des juifs et entretenir des activités subversives. Une carte d’infamie où le visage poupin d’un Paul Josué Benoit est balafré du mot juif. Et puis de faux certificats de baptême. Des faux papiers à l’enseigne de la Sicherheitspolizei. Dans une boite à l’effigie du Maréchal Leclerc la croix de Lorraine en laiton avec le numéro matricule. Des médailles pliées dans les lettres jaunies qui les décrivent : croix de la résistance, croix de combattant volontaire, croix de guerre avec étoile. Et puis encore des témoignages d’actions. Des notes. Des ordres griffonnés. C’est le legs du père. Dont il a peu parlé. Comme tous ceux qui ont agi. “La qualité des résistants n’est pas, hélas, partout de même !… À prévoir ces coqs du néant qui timbreront aux oreilles, Libération venue…”.Les coqs à tondues exaspéraient aussi le père. Pour le reste juste quelques mots. L’essentiel : “j’ai combattu une idéologie non un peuple, fillette. Le pire peut naître en tous. En chacun de nous. Sois vigilante. Je te fais confiance. Veille bien”.
De même
peu de mots le poème pour cette vigilance
arquée
Au tracé de la table de verre, entre le T et le compas d’architecte, dans la poussière venue de temps d’orages où voisinent les lettres et les traces, se déplace la question du poème : nature morte au recueil tandis que repose le cadavre du père dans la pièce voisine et que continuent de courir les mots d’une époque où les maquis les joignaient ailleurs que sur des pages quelque part du côté de Forcalquier
et cela – odeur de résine et de châtaignier sous le glacé du verre où se reflétaient ensemble papiers et livre consignés à la fugacité de leur image – à ce moment là
a fait poème
haletant mystère de ce qui se vit et que seule noue la langue résistante
la langue consistante
la langue nourrissante
la substantifique langue de la moelle des mots et des morts
où résiste la langue au mirador
où résiste la langue à l’obscénité de
transparence
où résiste la langue à l’asservissement
où résiste la langue à l’avilissement
où résiste la langue sous la dent
et tient ferme le poème en bouche dans la langue du bouc qui broute le chardon dur
langue de bouc et de boue
mains du mort et du vif entrecroisées à la fable du poème meulé au broyeur des molaires
dans l’arc en ciel des fontaines où se noyaient le sable rouge et le silex des étoiles jamais résistance n’eût pour l’enfant sens de refus mais bien plutôt d’élan allant
celui du pas du père allant
entre les aiguilles de pins et de mélèzes. Dans les gorges du Cians ou du Verdon. Sur les versants pentus, grimpant au Pic de la Colmiane ou à la Cime de l’Agnel. Pêchant les truites dans les launes de la Vésubie mais évitant le saut du cavalier où avait baigné le crâne fracassé d’un des siens.
Que parle pour lui le poème comme intercède un cierge dans les vasques votives de la grotte de St Colomban
et scande le pas du poème le pas du père plus que sa parole
lui, silencieux, taiseux, de peu de mots comme des stèles
sachant l’ongle pointé de la mort et la vie si vite qu’aucun mot n’y suffit
et en cela pareils les deux René dans le silence
à peine paroles comme une pierre au pied
“la source est roc et la langue est tranchée” tandis qu’au passage du soc s’ouvre la terre en lèvres rouges et que va le sillon du poème – sa tranchée – d’un bout à l’autre du cœur
il y a toujours au poème et à la vivisection de vivre une multitudes de bourgeons
et “on ne taille pas sa vie sans se couper”
cela dit,
c’était des choses simples – le feu, les vignes, l’amandier, l’olivier, les bêtes de terriers et de nids, l’audace, l’amour, le risque – glissant entre chair et peau : un filet de sang au genou éraflé par une ronce
“L’avion déboule. Les pilotes invisibles se délestent de leur jardin nocturne puis pressent un feu bref sous l’aisselle de l’appareil pour avertir que c’est fini. Il ne reste plus qu’à rassembler le trésor éparpillé. De même le poète…”
c’est ce de même qui m’a tenue au poème
nouant au pouls du poignet et des chevilles le va-tout de vivre éparpillé dans l’éventail des veines
greffant un avenir à cette saignée de lin ou de cuivre
pour que, grappillant des grains de grenades au dos de la nuit, cesse enfin la langue d’être successive comme à un cortège de mots empesé alors que, dedans, en chair et cervelle, tout est toujours en même temps d’un seul coup explosé rassemblé et jamais aligné en sage procession.
Comme m’avaient pesé ces récits d’école où tout se devinait aux premières lignes et dont il fallait attendre interminablement qu’ils déroulent leurs évidences !
Tandis que sur la table de verre, superposés en laques translucides du céruse de l’aube jusqu’au noir d’encre du plumier, où le père rangeait compas et crayons, poèmes et reflets donnaient le tout de tout soustrait de sa narration
épelant appelant le dédale et le poing
la lame ébréchée de l’opinel et le coupant du fil des herbes
le sans limite et l’ici bas
et dans les nœuds du bois
le loriot, l’alouette, l’eau au rebond des drailles, l’arrière pays de cimes et de vallons, où, de Lantosque au col d’Allos, fut le commandant René et son réseau de maquisards puis plus tard y rejoignant sa mort lentement ralentissant son pas, bientôt traînant, paralysé aux jambes prises vives, lui qui allait allant marcheur infatigable
et le poème dit son pied posé au sol dans l’équité ».
Matthieu Gosztola
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