A propos de La Tectonique des nuages, Armand Farrachi, par Michel Host
La Tectonique des nuages, Armand Farrachi, Corti, Coll. Biophilia, mars 2017, Illust. couv. Ianna Andréadis, 255 pages, 21 €
« L’homme reste attaché à ses prérogatives comme l’observateur à ses sens. On a beau lui prouver que la Terre tourne, que Dreyfus est innocent ou le renard utile, il préfère, plutôt que d’abdiquer, menacer Galilée du bûcher, Dreyfus du bagne, et les avocats du renard, plus modestement, d’une contravention “de cinquième catégorie” ».
Armand Farrachi, chapitre Classés nuisibles
Le questionnement du monde présent
Une telle réflexion qui dit tant en peu de pages, qui regroupe dans chacune de ses phrases un propos divers mais achevé dans une énonciation claire et nette, mérite le respect, non seulement pour un style d’une impeccable lisibilité, mais pour la pertinence de ses interrogations et propositions, son humour au coin du paragraphe, le sérieux, la profondeur, la diversité en cavalcade de sa méditation sur l’état des lieux de la planète où nous traînons nos pieds pour quelque temps encore, sur l’état de nos cerveaux menés aux confins de l’idiotie, parfois de la confusion mentale par un système qui n’y satisfait que des intérêts financiers.
Il s’agit bien, selon le lecteur, et loin de toute misanthropie, de nos principales interrogations sur nous-mêmes confrontés à ce que nous appelons par facilité « la nature », objet de nos soucis ou de nos oublis. Interrogations suivies de brefs constats, qui ne sont pas tous désespérants.
Les nuages d’abord. À les contempler qui défilent ou s’font halte dans le ciel éclatant de l’été, on rêve à leurs formes sans cesse changeantes et fantaisistes. Ils sont dans notre monde et placés trop haut pour lui appartenir complètement. Ils sont une mesure des choses, et non pas des seules mélancolies météorologiques, nuages éternels et éternellement modifiés. Ils masquent un temps les désordres et les crimes, toutes nos saletés (1). Ce n’est pas rien. Ils sont hors-technologie, encore dans le règne de la nature en dépit de tentatives lancées pour les détourner de leur fonction, qui est de nous apporter l’eau fécondatrice et, parfois, le feu purificateur. Le nom latin que chacun arbore – stratus, cumulus, cumulo-nimbus, strato-cumulus… – en fait un respectable ancêtre, un demi-dieu peut-être.
On croira relancée ici la thématique écologique. Certes, elle n’est pas totalement absente du livre, mais elle ne l’occupe pas seule, loin de là. Nous l’occupons aussi, nous les humains qui vivons sous la couche nuageuse, les pieds sur terre, pour la plupart d’entre nous dans une glorieuse inconscience de qui nous sommes et de notre saut de puce dans le cosmos.
Parmi les chapitres les plus enrichissants pour l’esprit méditatif, ceux-ci : dans Vous boirez à la maison, c’est l’économie domestique selon les coutumes d’autrefois qui est évoquée avec humour. En un temps où l’argent, la possession et le profit sont l’idéal existentiel de nos contemporains, ce rappel, pour eux presque incompréhensible, est rafraîchissant : « …le recours au crédit et à l’emprunt était déshonorant […] il n’est pas choquant ni honteux que les pauvres cherchent à dépenser aussi peu que possible ce qu’ils ont tant de mal à gagner ». Invitation, sans doute, non à revenir au bon vieux temps, mais à bien connaître les terrains sur lesquels se joue notre vie. Armand Farrachi nous meut et nous entraîne.
Au passage, sans avoir l’air d’y toucher, on apprendra que tout ne peut être toujours identique à soi-même, que « La Mothe le Vayer, philologue du XVIIe siècle, déconseillait les phrases courtes “qui n’ayant pas l’aile assez forte sautillent de branche en branche” ». Ateliers d’écriture ! Grands maîtres des écrits minimaux, allez chez Montaigne, allez chez Proust ! Et cent autres choses telles celles-ci : « …il fallait être naïf pour croire que la scolarité obligatoire, les livres de poche, les notes en orthographe, la dilution des accents régionaux, allaient fixer plus longtemps la langue parlée, et au plus près des règles, et que l’écrit s’imposerait à l’oral. Au contraire, c’est l’oral et la faute qui s’imposent […] ». Les grammairiens peuvent bien se plaindre. « Cause toujours… » répond la langue.
A. Farrachi prête une attention aiguë aux animaux dits sauvages. C’est l’heure, ils disparaissent du fait de l’invasion humaine teinté d’admirations touristiques et de déclarations d’amours superficielles. Leurs admirables migrations, leur faculté innée de disparaître pour durer en tant qu’espèces. « Schopenhauer ne caressait pas son chien Atma (en sanskrit Âme du monde), mais “le chien éternel” provisoirement représenté par son caniche… » car “Notre jardin est une miette de la planète, notre présent un instant d’éternité” ». Un chapitre est consacré à ceux que chasseurs et cultivateurs nomment les nuisibles. Mesure de notre démesure ! « …la nature a mis à notre disposition un jardin où le merle n’est plus que le voleur de cerises ». Pauvres humains ! Voilà qui nous mène droit à une philosophie de l’existence, sinon à la philosophie. Par exemple, vivre dans un relatif isolement, entouré de peu de personnes, dans une maison cachée au bout d’une allée, c’est maintenir l’exigence du lieu « à soi », ce qui suscite toute une réflexion sur « le visiteur » et sa réception (on ne peut vivre comme des sauvages, tout de même !), objet de tout un chapitre fort instructif, qui s’achève ainsi : « Les fâcheux existent, personne n’en doute, mais, surtout pour un misanthrope, l’enfer ce n’est pas les autres, même s’il les maudit, c’est lui-même ».
Le chapitre D’où viennent les idées est bigrement intéressant, qui nous fait voyager parmi les hommes d’idées et à idées, de Gracchus Babeuf à Freud et Charcot, en compagnie des Darwin, Pasteur, Einstein, Paul Valéry, Newton, Mozart, Beethoven, Edgar Poe, Flaubert, Bach, Kafka, Rousseau, Cervantès, le monde du cinéma… Tout (ou presque) ce qui d’humain a œuvré, pensé, inventé de savoir et de beauté passe sous nos yeux, nous dit son mot, auquel l’auteur apporte cette conclusion : « L’important n’est pas tant de savoir d’où viennent les idées que d’en avoir, et d’en faire quelque chose ». À bon entendeur…
Laissons aux lecteurs le plaisir de découvrir ces chapitres – Les revenants, Passantes, Sur les pavés –, avec leurs sautes de lieux, leurs digressions surprenantes, divertissantes ou sombres (la pensée de notre finitude !… celle de l’oubli !), ces « passantes », charmants objets des désirs masculins, des visions fugaces depuis Baudelaire et d’avant lui, bien entendu… images aussi de notre « passage » ! Ces pavés, de Paris ou d’ailleurs, qui évoquent « le peuple » (certains se demandent aujourd’hui s’il y a encore un peuple sur nos voies asphaltées…) et les barricades…
Pour celle ou celui qui écrit ou le souhaite, est décisif Le complexe d’Oronte : il s’agit de l’artiste et de son art (dont l’écriture), de « création », de la vanité, « cette vanité qui surestime un moi qui nous aveugle », des prix littéraires dans lesquels Paul Léautaud lisait le déshonneur de l’écrivain. Il est certain que leurs bénéficiaires seront oubliés comme les autres. C’est un lieu commun sur lequel s’étendre est superflu et où, quoique sans illusion sur « le goût des jurys », tonne Armand Farrachi, non sans un brin d’amertume qu’il surmonte très vite, citant Hölderlin : « Le grand poète n’est jamais abandonné de lui-même, si loin qu’il s’élève au-dessus de sa propre personne ». Être reconnu de ses pairs et de la société est un puissant stimulant, du moins dans l’instant, mais il en est un plus puissant encore, la générosité : « La bonne réponse d’Alceste, dans la vie, eût été de trouver quelque chose à sauver dans le sonnet d’Oronte : par exemple des qualités rhétoriques et galantes ». Rappelons cette pensée de Pline l’Ancien qu’il n’est de si mauvais ouvrage où l’on ne trouve, en effet, quelque chose à apprécier, à sauver. Mais cette digression sur les prix littéraires ne doit pas être l’arbuste qui cache le bouquet d’arbres : disons-le tout de go, par ses facettes multiples, ses interrogations constantes, l’esprit et l’ironie mesurés de ses réponses, le livre d’Armand Farrachi constitue une somme à laquelle se reporter aux jours noirs comme aux jours d’enthousiasme pour y puiser diverses formes de réconfort ou de mises en éveil, un livre que l’on est heureux d’avoir chez soi, à portée de la main et des yeux. Il nous pense avec et dans le monde, il pense le monde, il est indispensable.
Michel Host
(1) Armand Farrachi nous rappelle avec délectation la description résumée des mœurs humaines faite par le roi de Brobdingnag d’après le compte-rendu que lui en fit Gulliver.
Armand Farrachi est né à Paris, en 1949. Ses études littéraires et musicales l’ont mené au professorat (Lettres). Fondateur de la revue Siècle qui publie des classiques introuvables et des auteurs contemporains. S’installe en Normandie (1989) où il s’engage fermement dans la défense de la faune sauvage et de la nature. De 2008 à 2011, il a dirigé chez IMHO la collection Radicaux libres, consacrée à l’écologie radicale. Il vit en Dordogne depuis 2013.
Ses dernières publications : Michel-Ange face aux murs (Gallimard, 2010), L’adieu au tigre (IMHO, 2008), Bach, dernière fugue (Gallimard, 2004), La Société cancérigène (avec Geneviève barbier, La Martinière, 2004, Points/Seuil, 2007), Petit Lexique d’optimisme officiel (Fayard, 2007), Aux Yeux des morts (Exils, 2002), Les Poules préfèrent les cages (Albin Michel, 2000, Yves Michel, 2012), Sermons aux pourceaux (Zulma, 1998). Il a publié des romans (La Dislocation, Les Oiseaux et les sources, Descendance, Aux Yeux des morts…), des récits inspirés de genres populaires (comme le roman policier) ou par la biographie de grands créateurs (Bach, Michel-Ange), des essais littéraires (sur J.-J. Rousseau, La Tectonique des nuages). Il a également préfacé ou traduit Dante, Melville, Swift, le curé Meslier. La destruction de la nature lui inspire des romans (L’Adieu au tigre), des pamphlets (Les Poules préfèrent les cages), des articles de presse (Libération, Le Monde, L’écologiste…).
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