À propos de La signature du temps, poèmes, Annie Dana, par Michel Host
La signature du temps, poèmes, Annie Dana, Editions Vincent Rougier, Coll. Plis Urgents 47, septembre 2017, 48 pages, 13 €
De temps en temps
« en cette fin d’été / j’apprenais à résister à l’automne / pas à pas / édifiant la fable / d’un temps figé / où les heure ne seraient qu’une feinte de l’horloge », A.D.
« Ils sont légions / les intervalles / entre les instants / gorgés / de fragments de verbe », A.D.
Le temps est matière subtile ou très lourde, fugace ou pesante. Plomb ou vapeur, brume ou lumière crue. En langue française, il s’écoule, mais on ne voit pas le lit de son fleuve, on oublie de sauter dans ses eaux peut-être pas si héraclitéennes qu’on le penserait et auxquelles il advient de retrouver l’amont des souvenirs, des regrets… :
« J’ai cru aimer à en mourir / et me suis surprise vivante / Arpentant avec amertume / le pont chevauchant la Seine / d’où j’ai oublié de sauter ».
Il est en tous lieux et nulle part, survolant les « espaces infinis », trottant dans nos montres, nos horloges, les rendez-vous que nous oublierons, nos enlacements où, parfois, il s’immobilise dans une petite mort ou une extase cosmique. Narquois, il nous leurre : « Tu vois, je te l’ai fait toucher l’infini ! ».
Quantique, il nous fait deviner la courbure de l’espace-temps, quand bien même nous ne l’approcherions que de loin. Temps intérieur alors ? Élastique, modulable, jeté hors du cercle par le sumo agacé, anéanti jusque dans notre for intérieur où il sait creuser sa tanière. Sans outrepasser son empire, il nous fait bien voir que le nôtre est fort réduit en matière d’espace-temps, ce que le peuple et le stoïque Sénèque maîtrisent en disant, l’un, que « la vie est courte », l’autre, imaginant la fin de son temps par le surgissement de la mort : « Elle n’est pas, moi je suis ; elle est, moi je ne suis plus ». Dit autrement, je me fiche bien d’elle et du cours du temps. Cela ne me concerne pas. Mais lui, s’il parlait, ne dirait-il pas : qu’es-tu, toi ? Me concernes-tu ?
Annie Dana tente de le saisir par tous les bouts. Elle croit le tenir. Il est ubiquiste et multiforme. Ce peut-être obsession innocente ou angoissante manie, et certainement une épuisante activité que de l’affronter. D’où vient qu’il faut s’en écarter parfois, s’en éloigner, cesser un moment de penser à lui, à moins qu’il ne se charge lui-même de cette tâche :
« C’est ta peur que tu apprivoises / de voir le temps s’épuiser / mais lui se dérobe / ignorant ta peur / dévalant la route qui mène au ravin / des abîmes ».
C’est ou bien l’apprivoiser, ou bien lui donner prise sur soi. Au bout, la peur.
Son élasticité ne garantit aucune paix : « … élastique est le pouvoir / de nos souvenirs entassés / qui dorment à l’abri / protégés du vacarme du monde ». Nos souvenirs, certes, peuvent être des monstres dormants. Le propre du dormeur est de se réveiller.
Parmi ses figures ou ses masques : « l’année / à peine née », liée à lui, et tous les mots dont nous voudrons la parer n’empêcheront que nous atteigne sa « dissonance »… Peut-être ce pincement au cœur, discret lors des fêtes qui commencent, nous faisant savoir que déjà elles sont finies. Et si l’on avait cru que les murs et les barreaux d’une prison nous mettraient à l’abri de ses atteintes, on s’était encore fait des illusions : « … les matons bourdonnent… parloir… heure de la promenade… ». Il strie l’air à l’arme blanche, il empêche de vivre, même quand il croit se faire oublier. Il est des instants en toutes saisons. Mais jamais de hors-temps. « Au festin de la parole » les invités avec « leurs phrases à profusion dans leur besace » croiront le tenir quand lui-même les tient. C’est l’ordre des choses de l’existence. Les choix de citations ici faits dans le poème pourraient laisser penser qu’Annie Dana tire sur la corde tragique, voire qu’elle sonne le tocsin. Non, ce n’est pas cela, elle cherche seulement des issues, des lignes de fuite…
Il est des repos, des oasis, comme « Une fenêtre béante sur la nuit / la mélopée de la brise / baignant la chambre / au lit défait / une femme étendue / sur le dos inerte / les yeux clos / déjà nue… ». S’il est alors « caresse du temps », il est là, et ne nous veut aucun mal… C’est un être neutre pour nous qui ne le sommes pas. Le long poème déroule ses anneaux et sa tapisserie. Il nous interroge : qui te veut du mal ? En vertu de quels ordonnancements de ta constitution crois-tu avoir mal ? Ce sont tes nerfs qui te trompent.
Poème qui porte à la méditation, à la remise en équilibre et proportion des souffrances auxquelles nous cédons trop facilement : « J’ai morcelé la solitude / d’une chambre close / hébergeant les rêves / sous des coups de lune / condamnée à l’extase… ». « Dans ma vie diurne / s’égalisent les jours / s’apaise ma mémoire / et le temps s’arrête ». Le poète, et d’autant plus s’il est femme, ne se laisse pas aller à une morosité mortelle. D’abord, elle ne pourrait écrire, puis périrait comme la fleur mal irriguée. Jules Laforgue, qui la voulait son « égale », l’affirmait : elle est « fermée au désespoir de l’inconnaissable », « elle est la vie contente »… Je l’ai constaté et j’en crois l’augure. Cela marche avec un courage spécifique. Et l’effort n’est peut-être pas ce que l’on croit :
« Il y a si peu de courage dans l’amour… // Mais ils retrouveront la saveur d’une étreinte / le toucher d’une soie / le parfum des lilas / le goût de l’abricot / qui leur rappellera que la vie est ardente ».
Le temps, il n’est même pas besoin de le vaincre, tâche impossible d’ailleurs, il suffit de le remettre à sa place : nous y aident « les paysages de l’enfance », la douceur des fruits, l’amour en toutes chairs triomphantes, les brises de l’été balayant l’air immobile de la chambre… Vivre est l’antidote. Au terme du parcours, on ne l’ignore plus, on supporte mieux l’idée qu’il nous submergera, que nous serons emportés dans son flot « au terme de la vie hâtive ». Les derniers poèmes du recueil reviennent quelque peu sur ce qui n’est pas un optimisme béat, ni une raison à se faire, ni une résignation, mais un état de veille et de résistance, selon une vie vécue comme un honneur sauvé. Le temps, nous l’accueillerons, sans gloire mais dans le détachement. Les fraîches gravures de Vincent Rougier sont ici comme des meurtrières ouvertes dans cette muraille du temps, que nous contemplons depuis l’intérieur tout en le considérant depuis le dehors.
Il viendra le temps du détachement
Immobile et glacé
ultime escale après tant de haltes
de passions dévorées
d’illusions combattues
à son heure il viendra
malgré nos suppliques
fendre nos poitrines
gorgées de regrets
pour effacer
les mots d’hier les gestes et les rires
d’un monde d’apparat
qui nous appartenait
en intrus il viendra
s’asseoir à notre table
où muets
chipotant
avec nos regards de marbre
nous l’accueillerons sans gloire
au terme de la vie hâtive
Michel Host
Annie Dana, venue d’une Algérie jamais oubliée, a fait des études de philosophie avant d’entreprendre une carrière de comédienne au Conservatoire National puis à la Comédie Française. Elle enseigne aussi l’art dramatique et prépare de nombreux élèves aux concours nationaux. Écrire lui est bientôt apparu comme une nécessité : écriture théâtrale, poésie, nouvelles et roman. Plusieurs de ses textes ont été diffusés sur France Culture : Odyssea, L’Oracle inversé, Éblouie. Enfin, elle anime des Ateliers d’écriture et de lecture dans des milieux sensibles et le monde carcéral. A publié dans les revues La Barbacane, Nouvelle Donne, La Sœur de l’ange, Écrit(s) du Nord… Dernier recueil paru : Pépins de Cupidon, gravures de Thérèse Boucraut, chez le même éditeur.
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