À propos de la Kâli décapitée de Marguerite Yourcenar (par Bernard Fauren)
La nouvelle de Marguerite Yourcenar, Kâli décapitée, a été publiée en 1928 dans La Revue Européenne, puis publiée dans le recueil des Nouvelles orientales chez Gallimard en 1938. À l’occasion d’une édition ultérieure, Marguerite Yourcenar a voulu préciser ce qui suit dans un post-scriptum : Cette réimpression des Nouvelles orientales, en dépit de très nombreuses corrections de pur style, les laisse en substance ce qu’elles étaient lorsqu’elles parurent pour la première fois en librairie en 1938. Seule, la conclusion du récit intitulé Kâli décapité a été récrite, afin d’y souligner davantage certaines vues métaphysiques dont cette légende est inséparable, et sans lesquelles, traitée à l’occidentale, elle n’est plus qu’une vague « Inde galante ».
Il est important de préciser que Marguerite Yourcenar ne découvrira réellement l’Inde qu’à la fin de sa vie en 1983 et 1985. Elle dira : « L’Inde aura été, se surajoutant au Japon, une des grandes expériences de ma vie – ou plutôt exactement de la vie » (citée par Josyane Savigneau dans Marguerite Yourcenar L’invention d’une vie, Gallimard, 1993). Elle a cependant eu un contact avec Rabindranath Tagore en 1921 (elle avait alors seulement dix-huit ans) à qui elle avait envoyé son recueil de poésie, Chimères. Tagore l’avait alors invitée à Shantiniketan, une école, puis une université en Inde qu’il avait fondées en 1901.
Dans son livre L’Océan Indien dans les littératures francophones (Éditions Karthala, 2002), Meenal Kshirsagar consacre un chapitre entier à la nouvelle de Marguerite Yourcenar, Symbolisme mythique et pensée indienne dans « Kâli décapitée » de Marguerite Yourcenar. Il en donne le résumé suivant :
Au début du récit de Yourcenar, elle apparaît comme une créature divine, l’incarnation même de la perfection. Mais les dieux sont jaloux et ils la décapitent. Regrettant plus tard leur crime, ils descendent jusqu’au charnier où elle est tombée pour la ressusciter. Par mégarde, ils soudent la tête de Kâli au corps d’une prostituée, ce qui crée pour elle un état de conflit et de déséquilibre et l’amène à un malheur profond. C’est en effet une déesse déchirée : en tant que prostituée, elle couche avec une grande variété d’hommes, elle vit dans la plus grande abjection, mais sa tête reste pure. Comme le dit Yourcenar c’est : « le divin soudé à ce qui passe pour l’immonde ». À la fin du récit, Kâli rencontre le Sage, ascète qui lui sert de conseiller et de guide spirituel et qui lui montre la voie du salut.
C’est en effet une vision très personnelle de la déesse Kali, car il n’y a pas de « têtes échangées » dans les mythes communément admis la concernant : Kali est la déesse la plus effrayante du panthéon hindou. Elle a la peau noire, des yeux et une langue rouges. Elle porte un collier de têtes de mort et les divers attributs d’une guerrière. Lors d’une bataille avec le démon Raktabija, elle se sert de sa langue pour empêcher le sang de tomber, mais ceci l’empoisonne et la rend folle. Pour l’apaiser, son père Shiva s’étend sur le sol afin qu’elle le piétine.
Catherine Clément relève une variante de Kâli dans son livre Promenade avec les dieux de l’Inde (Points Sagesses, 2005) :
Enfin, voici une dernière image de la déesse Kâli sous la forme qu’on appelle Chinnamastâ. Cette fois, elle piétine vraiment son père Shiva au corps blanc. Est-ce qu’elle le piétine ? Eh bien, pas exactement. À genoux sur le corps de Shiva, elle le chevauche dans une posture obscène. Bien entendu, elle est décapitée et de son cou, le sang jaillit, abreuvant sa propre tête et ses deux yeux divins...
Dans son ouvrage, Meenal Kshirsagar suggère que Marguerite Yourcenar se serait peut-être trompée :
Il est possible que ce mythe relève soit du folklore bengali, tamoul ou autre, soit d’un corpus de mythes tantriques que Yourcenar aurait lus en traduction. On peut également étayer l’hypothèse que Yourcenar ait confondu les mythes de Kâli et de la déesse Mariamman/Ellaman (propagés en Inde du sud).
Autre point notoire : il existe dans le Takkariya Jataka (récits de la vie du Bouddha), une courtisane de grande renommée à Bénarès qui s’appelle Kâli. Tout porte donc à croire que dans l’imagination de Yourcenar, ces deux légendes ont été entremêlées pour aboutir au récit dont nous avons donné le résumé ci-dessus : il s’agirait de deux légendes transposées, à l’image du mythe des têtes transposées.
Le mythe des têtes échangées existe bien dans le panthéon hindou, on le retrouve notamment avec Ganesh le dieu éléphant. Il y a plusieurs histoires autour de la genèse de Ganesh, la plus commune étant que Shiva trouva un jeune garçon devant la porte de son épouse Pârvatî pendant qu’elle prenait son bain. Furieux, Shiva coupa la tête du jeune garçon. Il s’avère que ce garçon était un fils de Parvati, qu’elle avait conçu seule pour lui tenir compagnie pendant les absences de son mari. Elle demanda que son fils lui soit immédiatement rendu et Shiva lui promit de remplacer la tête de son fils par le premier enfant rencontré – qui serait hors de la vue de sa mère – et ce fut un éléphanteau. Symboliquement, « avoir la tête coupée » serait aussi supprimer l’ego pour permettre d’accéder à une « conscience plus élevée ».
Marguerite Yourcenar n’aura pas été la seule à être inspirée par l’Inde et ses mythes, voir notamment Thomas Mann avec Les Têtes interverties, d’après une légende hindoue : deux hommes, l’un avec une tête noble sur un corps anémié, l’autre avec un visage commun mais sur un corps superbe. Le premier s’éprend de la belle Sita, mais timide il envoie son double demander la main de Sita…
Enfin, un détail amusant réside vers la fin de la nouvelle de Yourcenar, lorsque Kâli visite les cimetières :
On la rencontrait accroupie aux abords des cimetières ; sa bouche craquait des ossements comme la gueule des lionnes.
Sachant que l’enterrement n’est pas la méthode traditionnelle pour les obsèques des hindous, mais plutôt la crémation ; Yourcenar semble nous suggérer que Kâli privilégie les cimetières des chrétiens, des musulmans, de certaines sectes comme les shivaïtes ou encore les cimetières anglais durant le Raj britannique, ce qui ne doit pas être volontaire de sa part.
Il ne faut donc peut-être pas chercher à lire la nouvelle de Marguerite Yourcenar dans son contexte traditionnel hindou, mais avec le regard bienveillant d’une écrivaine vis-à-vis d’une culture orientale, qui manifestement l’attirait depuis son plus jeune âge. À quelques détails près, « sa Kâli » pourrait tout à fait se trouver aux côtés d’autres textes traditionnels hindous.
Bernard Fauren
- Vu: 5085