A propos de "Je m’appelle Europe", Gazmend Kapllani, par Franck Verdun
Je m’appelle Europe, Gazmend Kapllani, Editions Intervalles, 2013, 153 pages, 19 €
A la recherche du grand roman européen
Nous autres, européens, nous croyons aux mythes. Nous succombons volontiers à ceux des autres. Prenons l’exemple du Grand roman américain, ce livre qui exprimerait tout entier l’essence de l’Amérique, de son histoire et qui, à travers des récits de base-ball et de pêche à la truite toucherait l’universel. De temps à autre, on nous annonce sa naissance. Le grand roman américain obéit à des canons précis : son auteur est inconnu, il a mis 7 à 10 ans pour écrire l’œuvre, son éditeur l’a payé très cher. Les cases étant cochées, il ne nous reste plus qu’à lire City on fire ou Les fantômes du vieux pays.
L’attente, l’espoir du grand roman américain porte en lui la condamnation de notre littérature : fatiguée de ses frontières étroites, de son nombrilisme, de son autofiction, de ses historiettes sexualisées. Notre littérature a l’odeur des placards et du ressassement. Pourtant nous sommes européens. Il suffit peut-être seulement de changer de point de vue, de prendre la hauteur du continent pour retrouver le souffle. Oui mais le grand roman européen existe-t-il ? A-t-on seulement envie de l’imaginer ?
Je me suis souvent interrogé sur la façon dont le roman pourrait rendre une réalité européenne, autrement que par le récit d’un colocation Erasmus. Je ne dédaigne pas Klapisch car c’est le seul à ma connaissance qui se soit affronté au sujet. La situation d’européens qui, ensemble et en tant qu’individus, partagent une histoire est si rare qu’elle nous interroge déjà sur une identité européenne. Qu’avons-nous vécu en commun, capable de transcender nos histoires nationales ? Notre relation à Dieu et aux christianismes, l’émergence, la défense de la liberté de conscience et de la démocratie, la guerre.
Dans ma quête du grand roman européen, je suis tombé sur le court livre de Gazmend Kapllani, Je m’appelle Europe. Avec un titre pareil, me suis-je dit, j’allais avoir des réponses.
« Janvier 1991. J’étais parqué depuis dix jours dans un camp de réfugiés, avec d’autres Albanais qui avaient profité de l’effondrement du régime pour franchir la frontière grecque. Notre rêve de liberté avait fait long feu, derrière les barbelés et sous la surveillance de la police. Mais un matin, tel un deus ex machina, avait débarqué une équipe de cinéastes qui voulait réaliser un reportage sur l’afflux des réfugiés albanais ».
Voilà donc, me suis-je dit désappointé, que je me trouvais à nouveau confronté à des histoires de migrants et de réfugiés. Mais si, précisément, les migrations étaient une constante de l’histoire européenne ? Populations chassées par les guerres, les violences, la faim, individus prêts à tout pour quitter l’endroit où ils sont nés, qui ne leur offre qu’un avenir de soumission à un ordre corrompu. Rêve de renaissance ailleurs, en Europe, au sein des grandes villes qui brillent dans la nuit.
« Grigoris me dit tout à coup en anglais : “Voilà Athènes”. Au bas de la colline s’étendait un océan de lumières. Je n’avais jamais eu de spectacle aussi impressionnant sous les yeux ».
Je m’appelle Europe raconte ainsi la fuite de Gazmend Kapllani de l’Albanie d’Enver Hodja, avec l’aide d’une équipe de cinéastes grecs, dont l’un, Kristos, l’héberge provisoirement à Athènes. Là le jeune albanais, qui a vécu au cœur de l’Europe dans un pays parfaitement étanche au monde, élevé dans l’athéisme et les sains préceptes du léninisme, découvre ses voisins, les fêtes religieuses et une langue incompréhensible.
« Pour la première fois après toutes ces heures de route, je fis un gros effort pour saisir le sens de ce qu’ils disaient. Jusque-là, cette langue représentait pour moi une espèce de monde parallèle : je savais qu’il existait, mais je ne voyais pas encore l’intérêt de m’en approcher. Je commençai à faire attention aux sonorités, en tentant de détacher un mot de l’autre : on aurait dit une pelote de sons enchevêtrés. Je m’efforçais d’établir un lien entre les bouts de phrases et les visages, les mimiques, les sourires ou le mouvement des mains. Les sons que j’entendais me faisaient parfois penser à une bourrasque de vent qui laisse dans son sillage un long sifflement. Tantôt elle me semblait très proche de l’espagnol, tantôt on aurait dit une roue qui tourne en zézayant dans le vide. J’épiais cette langue étrangère comme un voyeur qui essaie de deviner les gestes et la forme d’un corps dans l’obscurité profonde ».
Ce rapport phénoménologique à une langue que l’on ignore, c’est le sort de tout réfugié qui parvient dans un pays étranger, et toute proportion gardée, du nôtre, européens, lorsque nous voyageons chez nos voisins de frontières et lorsque, installés à la terrasse d’un café, nous nous laissons aller aux charmes d’un mode de vie si proche et pourtant incompréhensible. Cette étrangeté si proche, Kapllani en parle merveilleusement, lui qui nous donne la sensation d’avoir vécu l’Odyssée tout en demeurant dans les Balkans.
Kapllani va rester en Grèce, apprendre sa langue et l’assimiler au point de la choisir pour l’écriture de ses livres. Où se trouve l’Europe dans tout cela ? Dans le prénom de la jeune fille grecque qui sera son premier amour, car Europe en Grèce est un prénom. Je m’appelle Europe m’apporte donc une première réponse à ce que pourrait être le grand roman européen : la recherche d’une identité et d’un destin dans la contrée des mythes incarnés. Rien de très nouveau depuis Homère.
Franck Verdun
Lire une critique de cette oeuvre :
http://www.lacauselitteraire.fr/je-m-appelle-europe-gazmend-kapllani
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