À propos de Conversation avec le torrent, Henry Bauchau, par Didier Ayres
Conversation avec le torrent, Henry Bauchau, Actes Sud, février 2018, 288 pages, 23 €
Un journal de l’âme ou de L’Être
Il y a le beau titre du roman de Joyce, Portrait de l’artiste en jeune homme, qui conviendrait parfaitement à l’émotion que j’ai ressentie à la lecture du premier tome du Journal d’Henry Bauchau (lequel compte pour finir 3000 pages et s’arc-boute sur la vie entière de l’auteur). Car c’est bien ce sentiment qui s’est installé en moi au fur et à mesure, en voyant comment s’instaure la création artistique en une vie d’homme – qui par ce détour devient artiste. Je dis cela d’autant que ce n’est pas tout à fait un jeune homme qui écrit ce journal, mais un homme mûr, qui va devenir psychanalyste et qui doit se débattre comme tout adulte avec les difficultés matérielles inhérentes justement à ce choix de la vie d’artiste – mais est-ce un choix délibéré ou un destin ? je n’ai pas la réponse.
Et pour parler brièvement de moi-même comme me l’autorise la forme de la chronique que j’ai choisie ici, je dirais que je me suis senti du reste concerné davantage en voyant l’importance pour Henry Bauchau, par exemple, de sa découverte de Herman Hesse. Cela a été pour moi aussi l’occasion de m’inspirer de lui pour devenir écrivain – mais très modestement, parce que je n’ai rien gardé des ébauches de ce roman, sachant que je me suis concentré plus sur la poésie ou le théâtre et que je n’ai pas voyagé plus avant dans la fiction narrative. Et si je fais cette parenthèse, en voulant faire comprendre que ce journal – qui couvre les années 1954-1959 – est un journal de l’âme et non des faits, cette parenthèse me permet de faire voir comment cette lecture m’a aidé notamment à défricher le chemin qui conduit l’être vers le créateur, l’homme vers l’artiste, et cette route est souvent ressemblante à toutes ces tentatives du poète vers son travail, sa tâche.
Cependant, je ne dis pas, tout en parlant de l’image de l’artiste, quel est l’intérêt littéraire de ces pages, au style presque sec mais qui s’accorde bien avec l’homme profond, démarche de celui qui cherche la poésie. Puisque je me dois d’analyser plus avant cet ouvrage, je dirai qu’il est construit inconsciemment (car cette activité de diariste consiste en une seule prise, sans repentir, et avec la vie de l’auteur) autour de 5 axes majeurs : le rêve, la nature, le travail littéraire, la foi et le marxisme, tout cela ajusté avec intelligence, sans narcissisme exagéré. Tous ces thèmes recoupent l’intériorité de la vie de l’écrivain, à la fois en contact avec la nature – présence extérieure – et le rêve – présence intérieure –, le marxisme et la foi – qui se ressemblent peut-être ici dans l’impression que la fin de l’histoire chez Marx pourrait ressembler à une parousie (il y a d’ailleurs sur ce sujet le très intéressant Ma Nuit chez Maud de Rohmer qui traite en grande partie de cette question), et le travail littéraire qui évidemment suit le cours des travaux et des jours de celui qui est encore tardivement un jeune poète. Nous sommes donc au cœur d’un atelier intérieur, dans la fabrication d’un artiste naissant, au reste confronté aux affres de la création théâtrale de sa première pièce qui résonne aujourd’hui avec la même intensité pour tous ceux qui se prêtent à cette épreuve.
Au sujet de la foi :
28 janvier 1956
Dieu qui rêve au chevet des églises noyées.
Au sujet de la nature :
La nature semble à la fois ordonnée dans ses individualités et baroque, sauvage, dans son mouvement d’ensemble. C’est nous par un effort continuel qui y mettons de l’ordre.
Ou encore sur la question de l’engagement politique :
Là quelque chose s’est brisé, un premier moi sec, ambitieux et bourgeois. J’ai pris conscience d’une première solidarité avec le monde – ici avec les pauvres – j’ai ressenti que j’avais été à côté du réel.
Mais ces thèmes principaux sont tous liés par une généralité que connaissent bien des écrivains : la personnalité double pour laquelle écrire est un remède, un baume contre la douleur de vivre, et qui s’accompagne d’une vision morale profuse et dense. Mais concluons en disant que ce que j’ai compris de cet ouvrage me permet de circonscrire un espace poétique, l’espace du poète devant lui-même, au sein de la nudité du langage, au milieu d’un monde de mots qu’il faut reproduire et qui sont comme la glaise du sculpteur ou la mine de plomb du dessinateur, et de m’assurer de nouveau qu’écrire est une affaire de matière.
[La poésie], elle m’a révélé que j’étais habité par une autre force : qu’il n’y avait pas que moi en moi.
Didier Ayres
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