A propos de Circonvolutions de Stéphane Sangral, par Didier Ayres
Une expérience de langage
à propos de Circonvolutions de Stéphane Sangral, éd. Galilée, avril 2016, 150 pages, 15 €
Comment déconstruire physiquement et métaphysiquement le poème ? C’est tout l’art du dernier recueil de poésie de Stéphane Sangral qui livre, avec Circonvolutions, une plongée en apnée dans un univers presque angoissant, ou néanmoins confiné à l’ennui du poète qui confine, quant à lui, à la métaphysique. Un de mes interlocuteurs sur la Toile me disait que le monde ne peut pas être sans ce qui n’existe pas. Pour Stéphane Sangral le monde se déconstruit comme monde et tombe dans la langueur négative d’une interrogation sans fin, mais s’appuie cependant sur le langage et sa part immatérielle.
Nonobstant, il y a ici beaucoup de poèmes graphiques – et qui déconstruisent donc la forme écrite du poème – de cette espèce que j’avais accueillie dans les pages de ma revue L’Hôte – flirtant avec des graphies plastiques, assez sans doute pour que la page elle-même se mette à vaincre l’ennui et la lassitude de vivre, vaincre l’angoisse de cette existence matérielle que nous partageons tous. Et puis, des pages blanches soudain, ou de petits signes graphiques en bas de pages qui ne se réfèrent à rien de connu ou de signifiant, en tous cas qui me sont restés énigmatiques – et cela d’ailleurs confirme mon intuition au sujet de la métaphysique du poète, qui laisse des signes vacants, assez pour s’interroger et faire activer la pensée, outil indispensable pour survivre à la matérialité de ce qui nous entoure.
Penser…
Penser…
Penser…
Et penser ce « penser »…
Et penser « se penser »…
Et puis ne plus penser,
et puis penser ce « ne
plus penser », et
penser
que ce texte est un nœud
d’où se pend ma pensée…
Et penser « se penser »…
Et penser ce « penser »…
Penser…
Penser…
Penser…
J’espère que ce n’est pas devenu une banalité que de parler de la musique conceptuelle et répétitive, musique minimaliste, mais cette référence est bien utile pour souligner ce qui vient très vite à l’esprit du lecteur – lecture musicale qui me semble autorisée, car dans ses derniers propos, S. Sangral que j’ai croisé à un transit entre deux trains à Paris m’a confié son goût pour la musique (notamment Boulez). Je crois que cette mécanique langagière qui s’affirme dans le ressassement, dans la répétition et qui épuise le sens des mots, je reconnais une certaine violence faite au langage, et sa musicalité à laquelle il faut s’adonner pour poursuivre la lecture de ce livre parfois difficile.
Je disais déconstruire, mais j’aurais pu aussi rapprocher cette littérature du Lévitique, ou de l’énumération sèche des toutes premières traces d’écriture de notre monde, dont les mésopotamiens se servaient pour dresser des listes, énumérer des choses et des matières.
Pour ce qui me concerne je suis davantage sensible aux moments les plus écrits, les moins mis à mal, et qui construisent une vision du monde. Par exemple, j’apprécie beaucoup ces vers :
Je suis libre en cela que j’ignore ne pas
l’être ; ce poème est ma prison en cela
que je n’ignore pas qu’il l’est…
Marcher à pas
hésitants sur ce mur en ruine enroulé là
où il n’est pas en ruine enroulé là où pas
un pas n’est possible…
Être poète en cela
que buter nus sur l’autre, à chacun de mes pas,
côté du savoir, que buter là sur ce « là »,
que buter sur l’ailleurs, et que ne l’être pas…
Et puis, je décèle ici ou là la triple nature de l’auteur, à la fois poète, psychiatre et philosophe, dans la conduite d’une forme d’étant, de Dasein qui laisse entrevoir une forme complexe de penser le moment et le réel, l’être-là et sa manifestation.
Seule la déconstruction véritablement
construit,
et
seule
la
déconstruction
de
ce
« Seule la déconstruction véritablement
construit,
et
… »
véritablement
construira
ce
texte
lorsqu’
il
s’
écrira
véritablement…
Alors peu importe la posture intellectuelle de chacun, il reste à travers ce recueil une expérience partagée du langage. Et je vois même des rapprochements avec des littératures contemporaines pas exclusivement poétiques, quelque part vers Pound, ou plus proche dans le temps, des expériences graphiques et théâtrales de Philippe Jaffeux – en partie à cause des dernières pages de Circonvolutionsqui se présentent de la même manière que L’alphabet de Jaffeux.
Didier Ayres
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