À mon très cher ami. Petite anthologie des dédicaces de la littérature française, réunies et présentées par Jean-Christophe Napias
À mon très cher ami. Petite anthologie des dédicaces de la littérature française, novembre 2017, 608 pages, 19,50 €
Edition: La Table Ronde
Le fait de dédier un livre à quelqu’un est une pratique ancienne, remontant à l’Antiquité. Saint Luc, un écrivain hellénisé, a dédié son évangile et les Actes des Apôtres à un certain Théophile, dont on a discuté s’il avait véritablement existé (pourquoi ne serait-ce pas le cas ?) ou s’il s’agissait d’une sorte de pseudonyme collectif. Quoi qu’il en ait été, nombreux sont les dédicataires dont le souvenir ne se conserve que grâce aux livres qui leur furent offerts. Seuls les spécialistes d’histoire anglaise, et encore, connaîtraient le comte de Southampton, Henry Wriothesley (1573-1624), si Shakespeare ne lui avait pas dédié des poèmes. Qui aurait entendu parler d’Alfonso Diego López de Zuñiga y Sotomayor, duc de Béjar, s’il n’était le dédicataire de deux œuvres majeures de la littérature ibérique (la première partie du Don Quichotte et les Solitudes de Góngora) ? On ne rencontre que rarement le nom de Léon Werth en dehors du Petit Prince.
Bien que le Voyage au bout de la nuit datât de 1932, il fallut attendre la fin des années 1980 pour que l’on cherchât à savoir qui fut Elizabeth Craig, retrouvée peu avant sa mort. Sorte d’interface entre l’auteur, son livre et le monde extérieur, la dédicace a changé de forme au cours des siècles, comme le notait Umberto Eco : « L’autre aspect fascinant des livres, particulièrement ceux du XVIIe siècle, ce sont les dédicaces : à un empereur, à un archiduc, à un margrave, etc. Il existe véritablement une littérature qui étudie les titres et les dédicaces des livres du XVIIe siècle, lesquelles sont extrêmement pompeuses, longues de trois ou quatre pages, accompagnées de formules de courtoisie élaborées. Indubitablement, quiconque recevait une dédicace était satisfait ainsi et reconnaissait que l’auteur lui avait payé un juste tribut. Si nous regardons les dédicaces des livres contemporains, nous constatons qu’elles ne dépassent pas une page et qu’elles adoptent une formule qui consiste dans le remerciement des proches et de la secrétaire qui a tapé le manuscrit, de la fondation qui a fourni les moyens nécessaires à cette recherche, des amis et collaborateurs qui ont relu le manuscrit, du maître sans l’assistance duquel on ne serait pas parvenu à ce stade avancé de sa propre pensée, etc. Lues par un homme du XVIIe siècle, ces dédicaces apparaîtraient extrêmement froides, synthétiques et désagréables » (Réflexions sur l’imprimé, Magazine Littéraire n°262, février 1989, p.38). Pour les curieux qui lisent l’allemand, il existe une belle thèse sur les épîtres dédicatoires d’Ancien Régime (Wolfgang Leiner, Der Widmungsbrief in der französichen Literatur, 1500-1715, Heidelberg, Carl Winter, 1965). L’une des mieux connues, si dégoulinante de flatterie qu’on en éprouve de la gêne pour son auteur, est celle qui orne le Cinna de Corneille. Mais, à une époque qui ignorait jusqu’à la notion de propriété intellectuelle, l’épître dédicatoire était un moyen de faire bouillir la marmite.
Cette dédicace de Cinna, dont la postérité a ri si fort, se lit dans l’anthologie colligée par Jean-Christophe Napias, À mon très cher ami. Petite anthologie des dédicaces de la littérature française. Toute anthologie est subjective et celle-ci l’est doublement, déterminée à la fois par le goût de son auteur et par ses capacités de lecture (de manière potentielle, chaque livre publié peut comporter une dédicace et il aurait donc fallu les ouvrir tous). Sagement, Jean-Christophe Napias s’est limité à une période précise (XIXe-XXIe siècles), non sans s’autoriser quelques incursions dans les époques antérieures. Il y eut un écrivain du huitième ordre, nommé Rangouze (? – 1670 ?), qui publia plusieurs volumes constitués uniquement d’épîtres dédicatoires, non paginées, qu’il faisait relier à chaque fois dans un ordre différent, de sorte que la personne à qui il offrait le volume trouvât en tête l’épître qui lui était dédiée (et comme en général elle ne lisait pas au-delà, la supercherie ne fut pas tout de suite découverte). La typologie des dédicaces ayant été établies dans de savants ouvrages (Gérard Genette, Seuils, 1987 ; Lysiane Bousquet-Verbeke, Les Dédicaces, 2004 ; Envois et dédicaces, éd. Gérard Farasse, 2010, …), on peut se permettre de parcourir ce livre guidé par la seule curiosité et le seul plaisir. On y entend ce que Wordsworth appelait « the still sad music of humanity », la « petite musique triste de l’humanité ». Dans une dédicace à Drieu La Rochelle, Aragon cède au tropisme stalinien consistant à récrire l’Histoire – ce que fit également le général de Gaulle avec la dédicace du Fil de l’épée au maréchal Pétain (1932). On est frappé par la douleur qui émane de certaines dédicaces, même chez Anna Gavalda, qui ne passe pas pour un auteur hanté par la dimension tragique de l’existence [« À Muguette Clément (1919-2003) corps non réclamé »]. La dédicace du Système de politique positive de Comte (1851) et celle de La Main coupée de Cendrars sont de véritables tombeaux littéraires. Certaines sont involontairement (?) sinistres (Serge Doubrovsky dédie à son épouse Ilse Le Livre brisé, qui fut directement responsable du suicide de la jeune femme). Dans les dédicaces rassemblées par Jean-Christophe Napias, on trouve de l’amour, de l’amitié, de la tendresse, de la douleur. On pourrait écrire une histoire de la littérature à partir des dédicaces et même une histoire tout court, tant l’horreur du XXe siècle s’y lit à livre ouvert : la Première Guerre mondiale (« Aux Mères douloureuses que la guerre a crucifiées et qui s’agenouillent chaque soir en pleurant devant un petit lit vide » – dédicace du Massacre des innocents de Machard et Poulbot) et la Shoah (dédicaces de Jules Isaac et Emmanuel Lévinas). On en vient à comprendre que certains écrivains aient dédié leurs livres à des animaux de compagnie plutôt qu’à des êtres humains (beaucoup de chiens, quelques chats, aucun ténia). Certains se sont dédié leur propre livre ; d’autres l’ont offert à Dieu, à « personne » ou à « quelqu’un » (dédicaces désabusées de Louis Coquelet, 1676-1754). On aura compris que le recueil de Jean-Christophe Napias est du plus grand intérêt. Ajoutons que sa mise en page extrêmement soignée en fait un livre qu’on aura plaisir à feuilleter régulièrement.
Gilles Banderier
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