A la table des hommes, Sylvie Germain
A la table des hommes, janvier 2016, 262 pages, 19,80 €
Ecrivain(s): Sylvie Germain Edition: Albin Michel
« Le porcelet ne la quitte plus, il vient se frotter contre ses genoux. Elle déboutonne son gilet, ouvre sa chemise, dégage un de ses seins, elle prend le goret dans ses bras, et l’allaite ».
Etonnant ce premier chapitre où nous sommes dans « la peau » d’un porcelet affamé, venant de naître et fuyant la guerre. Tout est alors sensations, instinct, survie. L’homme moderne a oublié qu’il était aussi un animal, l’homme d’aujourd’hui a falsifié la nature, elle se rappelle à lui dans le dénuement.
« Comme auparavant auprès de la daine, le goret aime à paresser, à ruminer la jouissance d’être en vie, d’appartenir à la terre, de respirer l’espace, de faire peau avec les éléments, chair avec le monde ».
Dans ce livre, le porc vaut mieux que l’homme, brutal, aigri, incapable de vivre avec ses congénères.
Sylvie germain revisite le mythe de l’enfant sauvage, Babel nourri par la nature et recueilli ensuite par les hommes, ne sera jamais vraiment l’un des leurs. Il pense avec son corps, il apprend avec sa voix, il sait écouter les oiseaux, il a comme ange gardien une corneille qui le suit partout. Et puis, il y a ces hommes revenus de tout, ne croyant plus en grand-chose : Yelnat, « il s’est senti déplacé dans son propre village amputé de ses adolescents, de ses hommes jeunes et de ceux de sa génération, isolé et en confus danger au milieu de cette population bancale, hagarde de deuil, de douleur et de ressentiments ». Clovis qui écrit des textes corrosifs et fait des caricatures de ce monde qui a perdu son âme. Et puis Rufus son frère, amoureux des livres, « aliéné » qui ne trouve pas sa place dans ce monde. Leur première rencontre ressemble à celle de deux égarés qui se reconnaissent : « Ils ne décèlent rien qui puisse les mettre en garde, pas de danger embusqué dans un recoin mental du vis-à-vis, ils ne sentent l’un chez l’autre que du vide en émoi, que du rêve en alarme, que des murmures en attente d’un lever d’élocution. Rufus finit par émettre un long soupir, auquel Babel répond par une expiration semblable. Un soupir qui traverse le silence déposé en chacun d’eux (…) ». Mais c’est Rufus qui fera advenir Babel à la parole dans ce qu’elle recèle de noble. « Que moins par moins donne plus, d’accord, finit par dire Clovis, c’est une règle algébrique, mais que mélancolique plus simplet donne complicité hilare, ça je ne comprends pas ».
Si Babel a suivi Yelnat et rejoint Clovis, c’est à cause du nez rouge, trace de leur ancien métier de clown. Babel a découvert les vertus du rire. Peu à peu c’est une petite communauté « harlequin » qui se forme, un libraire, une vielle dame japonaise, un marginal qui vient chercher un peu de chaleur auprès des livres et écouter les débats sempiternels des lettrés de l’à côté. Evidemment, la fin du livre ne peut faire que penser aux événements tragiques de janvier 2015. Charlie Hebdo hante la texture de ce récit :
« Ils le cherchaient depuis longtemps, cet offenseur impie, leur colère initiale s’était durcie, enracinée en haine, et leur haine infestée de désir de vengeance, désir vite érigé en devoir de justice ».
Zoé Tisset
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