A la recherche d’Alfred Hayes, Daphné Tamage (par Patryck Froissart)
A la recherche d’Alfred Hayes, Daphné Tamage, Editions Les Lettres Nouvelles Maurice Nadeau, janvier 2022, 200 pages, 19 €
En ce roman plein d’humour et d’auto-dérision, la narratrice retrace son itinéraire personnel dont une des voies parallèles est cette quête qui donne son titre au livre : « A la recherche d’Alfred Hayes ».
Qui est donc Alfred Hayes ?
Alfred Hayes est un romancier, scénariste et poète.
Né à Londres en 1911, il arrive aux États-Unis avec ses parents à l’âge de 3 ans. Il fait ses études à New York au City College. Il devient ensuite journaliste pour le New York Journal-American et le New York Daily Mirror, en même temps il commence à publier ses poésies, notamment « Joe Hill », dont la version chantée (adapté en musique par Earl Robinson) a été rendue célèbre par Joan Baez.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, il combat au sein des services spéciaux de l’armée américaine. Il s’installe par la suite à Rome et devient le scénariste du cinéma néoréaliste italien.
En 1945, il rencontre Roberto Rossellini pour qui il travaillera au scénario de « Païsa » (1946), nominé pour l’Oscar du meilleur scénario original en 1950.
« All Thy Conquests » (1946) est son premier roman. Il en publie sept entre 1946 et 1973.
Il meurt à Los Angeles en 1985.
Voilà tout ce qu’Apolline Avenarius (référence au théoricien de l’empiriocriticisme ?), la narratrice, aurait pu connaître initialement de ce créateur. Apolline est bruxelloise et rêve de devenir écrivaine. S’étant saisie par hasard d’un ouvrage poétique d’Alfred Hayes, dans la « pile fourre-tout d’une librairie » de « la ville-monstre » (sic), dans ce bac à vrac qui est « l’équivalent de la tringle des vêtements dont personne ne veut. Personne sauf moi… », elle éprouve un étrange et soudain pressentiment : « Hayes était fait pour moi ». Alors… « J’ai payé le livre sans l’ouvrir. Assise face au lac de la ville-monstre, j’ai lu d’une traite comme ma mère buvait son mezcal : rapide, efficace, bientôt ivre. J’étais tombée amoureuse ».
La rencontre et le coup de foudre s’inscrivent dans le parcours chaotique de projets avortés, d’ambitions déçues, de plans foireux d’une jeune femme dont le rêve moteur est d’écrire un ouvrage qui lui apportera la célébrité, la richesse et, surtout, la reconnaissance, attendue comme une revanche, de ses proches qui, à l’exception de son père, la considèrent comme une douce rêveuse velléitaire. Parmi eux, la propre mère d’Apolline qui s’évertue à la rabaisser, à l’agonir de railleries caustiques, à l’humilier en public, jusqu’à se comporter en rivale amoureuse en tentant de séduire Phil, le compagnon régulier de sa fille.
On suit avec empathie le récit d’une série d’essais et d’échecs, de périodes d’enthousiasme et d’espoir alternant avec des moments de découragement et de renoncement, de crises aiguës d’euphorie suivies de dépressions temporaires, de ruptures sentimentales et de riches rencontres amicales et solidaires, de phases de tension relationnelle et de péripéties malheureuses culminant en un événement tragique.
A cela s’ajoutent l’angoisse de l’écrivain, le doute de la possibilité de l’œuvre, l’incertitude quant à la capacité, ou à l’utilité, d’écrire. Il est remarquable que le projet d’écriture que poursuit le personnage coïncide avec cette écriture en œuvre qui est celle de l’auteure. Habile mise en simultanéité créatrice.
« J’étais souvent déprimée. Ce que j’écrivais me semblait puéril, vieux jeu parce que j’employais le passé simple, ou parfois simplement parce qu’écrire des actions banales me paraissait d’une complexité inouïe ».
En dépit de quoi la quête se poursuit, plusieurs fois abandonnée, autant de fois reprise, qui mènera Apolline de Rome à Los Angeles sur les traces d’un Hayes prétextuel, sur la tonalité narrative légère d’un récit à la première personne construit sur une incessante raillerie de soi, sur une volonté récurrente de pousser les poussières corrosives de l’échec sous le tapis de l’humour et de la dérision.
Que cherche Apolline en ce dessein forcené de romancer la vie de l’écrivain-cinéaste, en cette obsession de rassembler par écrit les éléments épars, connus et inédits, de l’existence d’un artiste peu ou prou oublié avec la conviction d’en faire le chef d’œuvre qu’elle rêve de voir publier ?
Elle donne au lecteur un début de réponse dans l’avion qui l’emmène à Los Angeles.
« Je n’étais pas une aventurière. […] J’étais une petite pleureuse qui cherchait ses limites, attirée par elles comme certains animaux le sont par la bouse ou la lumière. J’avais envie d’aller par-delà celle que j’étais. Je voulais me propulser… ».
La sortie de ce roman de l’écrivaine Daphné Tamage chez Nadeau est en fin de compte la réalisation du rêve d’Apolline Avenarius.
C’est fort bien conçu !
Patryck Froissart
Daphné Tamage est née à Bruxelles en 1992. Après avoir étudié la réalisation et le scénario à l’Institut des Arts de Diffusion (IAD), elle entre à l’Atelier des Écritures contemporaines de La Cambre. Passionnée de jazz et de littérature américaine, elle a posé ses valises à Big Sur, Veracruz, Rome et dans le Bairro Alto de Lisbonne, où elle vit actuellement. À la recherche d’Alfred Hayes est son premier roman.
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