A la fin de l’été, Magdalena Blazevic (par Anne Morin)
A la fin de l’été, Magdalena Blazevic, Les éditions Bleu & Jaune, janvier 2025, trad. croate, Chloé Billon, 169 pages, 19,90 €
D’une saison l’autre, d’un paysage l’autre, larvé, miné par l’arrière-plan, la menace, toujours présente, entre cours de la vie, une vie ordinaire et arrière-cour, ce qu’il s’y profile. Comme au théâtre, on entre côté cour, du côté des vivants, du sursis, on sort côté jardin, du côté de la mort, ou l’inverse, on ne sait plus très bien.
Le temps défile, passe, revient sur ses pas, balbutie, dans le souvenir d’une toute jeune fille qui s’en va. Et qui dit… l’avant, l’après, le moment : « Les lèvres de la Mort pâlissent. Son index est habitué au contact du métal. Il ne tremble pas » (p.106)… La mort, un tout jeune homme, tue une toute jeune fille, c’est l’ordinaire, dans ce pays, cette guerre qui broie, s’en va, revient, flux et reflux, menace de tous côtés, comment ne pas se retrouver après, comment ne pas accompagner ?
Le paysage, le végétal lui-même porte en germes des menaces, les plantes piquent, se refusent à la consommation.
La rivière gronde, menaçant d’engloutir ceux dont le pas passerait entre les traverses, le train devient monstre de fer, le jus rouge des tomates réduites en sauce rappelle – appelle – le sang : « Le couteau dans les mains de maman transperce la chair trop mûre et mâchée. Elle en a plein les ongles ; les gouttelettes rouges lui ruissellent jusqu’aux coudes » (p.95).
Ne demeure perceptible que l’avancée de l’ailleurs, du hors temps, brouillant les saisons, du présent composé :
« Mémé ne voit plus, par la fenêtre qui donne sur la route et la forêt, le pommier, la table et le banc, les fines branches du lilas et leurs fleurs violettes.
Sentez-vous comme elles sont pleines de froidure ?
Même le soleil ne peut la chasser. Je fourre les fleurs cueillies dans mes poches. Là, dans le noir, elles se rabougrissent et sèchent en un clin d’œil » (p.32).
« Ma mère a accroché des voilages aux fenêtres pour que la maison ait l’air plus belle de l’extérieur. Ils ont noirci, sont raidis et poussiéreux » (p.33).
Et puis, la menace se précise, annoncée par l’aridité du paysage et la mutation qui couve : tiges pointues ou pourries des fleurs, épines aux dents acérées, bourdonnement des mouches… Les nuisibles arrivent – ou reviennent –, on ne sait plus dater, c’est une invasion, une plaie menace de s’épancher : « Maman serre le bord de sa robe. Elle sait qu’il est déjà tard (…) Ils pullulent déjà dans le village. Les femmes dans les jardins des maisons à l’orée de la forêt n’ont pas eu le temps de fuir. Ils les poussent devant eux. Elles serrent des mains d’enfants dans les leurs.
Ils ont descendu jusqu’à la voie ferrée. Les oiseaux sur le câble noir au-dessus de la maison de Feriz ouvrent leurs ailes et disparaissent dans des nids sous les toits. Les chats grimpent au grand noyer. Le champ de maïs derrière la maison bruisse. Les tiges s’affaissent l’une après l’autre » (p.98).
Des rats, la peste, une invasion.
C’est une histoire de la guerre ordinaire qui s’en va et revient, et efface les êtres.
Comme cette ultime photo prise de sa fille par le père, un négatif en pleine lumière :
« Des contours flous, des taches jaunes apparaissent sur la surface verdâtre. La couleur rouge de la voiture et mes cheveux blancs. Ils ruissellent sur mes épaules, jusqu’au toit de la Lada. Les couleurs se mélangent. Grisette et moi sommes des silhouettes translucides et dédoublées. Un trou noir à la place de mon sourire. On ne voit pas mes yeux à cause de la casquette. Derrière nous, on ne discerne rien, ni la véranda, ni maman.
La photographie est floue, mirage frémissant » (p.78).
Les femmes et les enfants d’abord.
Anne Morin
Magdalena Blazevic, née en 1982 en Bosnie-Herzégovine, est diplômée en langues et littératures croate et anglaise. Elle a commencé sa carrière littéraire avec des nouvelles, qui ont été traduites en plusieurs langues. Elle est lauréate du Prix Ranko-Marinkovic 2021, décerné par le quotidien Vecernji list pour la meilleure nouvelle. Son premier roman, A la fin de l’été, publié en janvier 2022, a reçu le Prix littéraire Tportal du meilleur roman croate en 2023. Le roman a remporté le Prix Kocicevo pero en 2023, une prestigieuse récompense littéraire décernée par la fondation Petar-Kocic, attribuée pour une contribution exceptionnelle à la littérature contemporaine ainsi que pour le dévouement à la beauté des pensées et des mots de l’écrivain serbe dont la fondation porte le nom. Aujourd’hui, Magdalena Blazevic est considérée comme l’une des voix les plus marquantes de la littérature des Balkans. C’est son premier livre publié en France.
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