A l’origine, notre père obscur, Kaoutar Harchi
A l’origine, notre père obscur, août 2016, 164 pages, 6,80 €
Ecrivain(s): Kaoutar Harchi Edition: Babel (Actes Sud)
Ce roman sombre, ténébreux, dont la tonalité est donnée d’emblée par le caractère énigmatique du titre et, par connotation, par le qualificatif obscur qui y figure, est un constat terrible de l’obscurantisme socio-religieux qui règne dans certaines régions et qui se répand insidieusement dans d’autres.
La narratrice est tout au long du récit, successivement et progressivement, une enfant, une fillette, une jeune fille, une femme. La métamorphose est lente, douloureuse, anormale.
Car cette enfant, cette jeune fille, vit recluse depuis sa naissance, avec sa mère, dans « la maison des femmes », une prison sans serrure où les maris ou les pères conduisent leur femme ou leur fille pour les punir d’une quelconque prétendue faute susceptible de porter l’opprobre sur eux-mêmes et sur leur parentèle.
La Mère, ostracisée dès son mariage par sa belle-famille pour cause de son appartenance à une caste sociale inférieure, est accusée injustement par le clan d’avoir commis des actes de nature à salir l’« honneur » de l’époux, qui, pour respecter la règle imposée par une tradition figée, la dépose dans cette geôle sans gardien où vivent d’autres femmes qui y rêvent, année après année, de cette minute hypothétique où leur mari, qu’elles aiment, leur maître, leur dieu, considérant la faute expiée, affichant sa toute-puissante et aléatoire miséricorde, franchira la porte avec son pardon et les remmènera à la maison, car la durée de la peine n’est jamais donnée…
A vomir, je retrouve toujours la même sensation putride, ces relents d’anciens repas, cette acidité dans ma bouche. C’est ainsi à chaque fois que je crois entendre la voix de M., parmi les bruits qui nous viennent de la ville. Mais se pourrait-il qu’un jour ce soit véritablement sa voix qui me parvienne et non celle d’un passant ? Se pourrait-il que ce même jour, grâce à M., je recouvre enfin la liberté ?
Ce jour lumineux ne se lève évidemment jamais.
Le lecteur, par les yeux de l’enfant, participe au quotidien de la petite communauté exclue du monde, et accompagne la lente déchéance de ces femmes que l’attente du pardon libératoire, dont elles refusent d’admettre, surtout face à leurs compagnes d’internement, qu’il ne leur sera jamais accordé, mène peu à peu à la folie.
L’auteure ne s’en tient toutefois pas à ce seul point de vue. Il arrive que l’une des femmes se raconte aux autres. Il advient aussi que la narratrice tombe sur le journal de femmes qui savent écrire. La Mère est de celles-ci. La fille découvre ainsi, par pans, le tragique traquenard clanique qui a provoqué la réclusion des unes et des autres.
La pression socio-culturelle est tellement forte que ces femmes ne se révoltent pas contre leur sort inique. Elles pourraient ouvrir la porte qui donne sur la rue et quitter leur prison. Elles ne le font pas, parce qu’elles savent que la société toute entière les exclut, et que, tant que celui qui les a enfermées ne les libère pas ouvertement, toutes les portes du monde leur resteront fermées. Elles portent définitivement sur elles, aux yeux de tous, le stigmate honteux de la faute qu’elles n’ont pas commise.
L’héroïne, narratrice principale, aura l’impudence, et l’imprudence pourtant de rompre l’enfermement, d’entreprendre, seule, le voyage du retour à l’origine, à sa propre origine et à l’origine de la faute, du péché originel. Elle partira en quête de ce père dont elle n’a aperçu, au cours des années d’internement, que la vague silhouette lors de ses rares visites à la Mère. Sa quête se fera enquête, sur les circonstances de la répudiation, et se voudra reconquête du père perdu.
Et plus j’avance plus j’ai devant moi, là, qui obstrue ma vue et ralentit ma marche, le portrait indistinct de ce Père qui habite à S., une ville voisine située plus au nord, à quelques heures d’autocar d’ici. Un Père coupé de mon existence, de son tumulte, un Père qui ignore que la Mère est morte et à qui je voudrais dire combien moi, la fille, je suis vivante.
Mais, et c’est là que Kaoutar Harchi exprime un pessimisme définitif, le cercle familial dans lequel la fille se retrouve se referme sur elle, et la conspiration fomentée contre la mère se répète, comme un cycle vicieux, dans un lieu clos plus hermétique, plus oppressif, plus coercitif, plus ténébreux, plus sauvage que la prison où elle a grandi.
La fille de l’intruse est, héréditairement, intruse elle-même.
Déterminisme social, fatalité de caste… Tout est-il pour toujours écrit ?
Vois, je me répète, vois quel est leur quotidien, toute cette méchanceté, cette manie qu’ils ont de s’épier continuellement, de se juger, de s’humilier, de s’exclure, de se punir, vois cet amour de la vengeance, ce plaisir des coups rendus, et les plus faibles qu’ils achèvent d’une parole, d’un geste. Vois les désirs inassouvis qu’ils collectionnent…
Les nouveaux geôliers empêcheront, de toute la puissance de leur jalousie, que se renouent les liens naturels entre le Père et la Fille, malgré l’amour qu’ils éprouvent l’un pour l’autre.
La prison, c’est les autres.
Un récit poignant, une trame romanesque tragique, la représentation d’une réalité révoltante… L’auteure dénonce, par le pouvoir d’un talent narratif d’une remarquable puissance impressive, l’état d’absolue négation de la personne féminine dans une société régie par l’arbitraire de la totale omnipotence masculine renforcée par la complicité active des femmes elles-mêmes, conditionnées culturellement dès la naissance à considérer comme naturel, et à en inculquer le principe à leurs propres enfants, l’état d’infériorité, de dépendance et de soumission dans lequel elles grandissent, vivent et meurent.
Patryck Froissart
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