À Jérôme Ferrari (3), par Marie-Pierre Fiorentino
« Ce qui protège la philosophie,
c’est son masque élitiste et conceptuel »
Variétés de la mort
En mars est paru un essai collectif qui vous est consacré : Chute, rupture et philosophie. Les romans de Jérôme Ferrari.
Emmanuelle Caminade, sur ce site, a rendu compte de façon claire et complète de cet ouvrage que je n’ai, pour ma part, pas lu, non plus que Où j’ai laissé mon âme.
« Quoi ? Et elle se prétend admiratrice de Jérôme Ferrari ! »
Et alors ? Un amoureux du vin vide-t-il d’un coup la caisse d’un grand cru qu’on vient de lui offrir ? Et quel plaisir de savoir disponibles, sur un rayon de sa bibliothèque, des pages que l’on ignore encore et que l’on découvrira en toute confiance pour noyer sa déprime dans de la littérature pure ou pour la jubilation d’exacerber ses désirs !
N’être en rien spécialiste de votre œuvre ne m’empêche toutefois pas d’être attirée par un mot dans le titre de cette étude : « philosophie ». Car vos romans sont des romans de philosophe.
Il ne s’agit pas là d’un genre comme l’est le roman philosophique ; un rapprochement entre Candideou L’Ingénude Voltaire, par exemple, et n’importe lequel de vos textes serait incongru. Les premiers soufflent une pensée, votre écriture donne à penser.
C’est pourquoi, en un sens et pour reprendre le mot de Sartre, elle constitue un « délaissement » en me condamnant à la liberté totale de jugement sans qu’aucun système moral établi ni aucun homme – et surtout pas vous – ne puisse m’aider. Votre écriture éveille ma conscience mais en l’éblouissant par sa lucidité, elle la déboussole.
Votre prose n’est pourtant pas dans la veine sartrienne, un peu trop démonstrative. Le philosophe Sartre me donne parfois l’impression d’écrire ses œuvres de fiction comme il fait de la politique : par fidélité à un dogme dont il est l’instigateur. Vous écrivez, au contraire, les vôtres parce que vous ne suivez aucun dogme.
J’employais, à l’instant, le terme de prose ; comme si vous n’étiez pas poète ! Et je me suis attachée au mot « philosophie » comme si, sous prétexte que vous l’enseignez et citez en exergue Nietzsche et Schopenhauer, Deleuze et Russell, Serres et Freud, vous deviez y être réduit.
A moins que ce ne soit l’idée que l’opinion se fait de la philosophie qui réduise celle-ci, que vous ne dynamitiez, en vous adonnant au genre romanesque, ce cadre qui n’a pas toujours été le sien, et que vous n’expérimentiez ce qu’elle pourrait être.
Sur cette piste, les exergues que vous choisissez m’encouragent. Saint Augustin ? Philosophe mais aussi Père de l’Eglise, un « fidèle » comme les mystiques perses Hussein Ibn Mansûr El-Hallâj et Niffari, nonobstant poètes et philosophes. Car il n’est pas contradictoire d’être philosophe et poète, vous me le dites avec Nietzsche encore ou en citant Lucrèce, lequel tâtait aussi des sciences physiques.
Dans Le principe, les retrouvailles entre philosophie et physique me plaisent particulièrement. Elles replongent aux sources grecques de la science et de la métaphysique, cette quête au-delà du monde matériel, cette envolée vers les possibles. Mais peut-être à cause de la sclérose causée par des siècles de conceptualisation, préférez-vous parfois chercher le sens de l’Etre dans la Bible, les Evangiles et le Coran que chez Hegel.
C’est paradoxalement quand vous êtes le moins rationaliste que vous êtes le plus philosophe. Vous savez que depuis le commencement, il n’y a rien de nouveau à exprimer. Du moins vous efforcez-vous de le faire dans un éclat de significations et de directions révélant la réalité insondable au lieu de l’obscurcir.
Philosophe, vous l’êtes aussi dans votre façon généalogiste de remonter à la naissance des sentiments. Les plus répugnants ont une histoire tellement aléatoire, tellement hasardeuse que l’on rage d’impuissance qu’elle se soit passée ainsi. Il aurait suffi de si peu pour que le mal n’existât pas. Et vous exposez sur le métier, sans avoir la folie de l’y remettre, l’ouvrage que Dieu n’a pas réussi. L’étalage des erreurs originelles doit nous rendre humbles de notre condition humaine, ni dieu, ni animal.
Votre « philosophie »…
Mais qu’est-elle, comparée au tour d’esprit puis de main géniaux avec lesquels vous créez un monde ?
Tout compte fait, je ne lirai probablement pas cette étude elle-même mais le long entretien que ses auteurs ont mené avec vous et qui la conclut, évidemment. Et puis elle contient la réédition d’une nouvelle que vous aviez publiée dans un magazine (de philosophie).
Il n’y a cependant pas urgence. Puisqu’en août paraîtra votre prochain roman, la crainte de manquer s’éloigne de moi. Un volume de vous m’attend dans ma bibliothèque.
Marie-Pierre Fiorentino
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