A hauteur d’ombre, Marie-Françoise Ghesquier di Fraja
A hauteur d’ombre, recueil de poésie broché, mars 2014, 72 pages, 12 €
Ecrivain(s): Marie-Françoise Ghesquier di Fraja Edition: Cardère éditions
A hauteur d’ombre donne à suivre et découvrir des poèmes en vers libres, à lire comme les pages de l’existence de façon soutenue mais non nécessairement chronologique.
Marie-Françoise Ghesquier di Fraja signe ici son deuxième recueil de poésie après Aux confins du printemps paru aux éditions Encres Vives, Michel Cosem éditeur, en juillet 2013.
Elle s’accompagne dans A hauteur d’ombre d’une deuxième voix connue en terre de poésie – celle de l’auteure-poète-gryboulieuse et ici photographieuse (sic), Cathy Garcia, par ailleurs éditrice responsable coupable (sic) de la revue et du site des Nouveaux Délits. Près d’une dizaine de photographies en effet de Cathy Garcia s’ajoutent à une dizaine de photographies de Marie-Françoise Ghesquier di Fraja elle-même – pour décliner suivant leur mode d’expression pas loin d’une quarantaine de poèmes dont la teneur et l’univers résonnent à hauteur d’ombre et d’épines. Avec une parution en mars, on peut dire qu’A hauteur d’ombre tombe à saison nommée avec la parution de ses mises en lumière à l’arrivée du printemps.
Les mondes animal, végétal, minéral et musical investissent l’écriture qui porte à voir leurs rencontres, leur(s) univers, leurs résonances. En feuilletant chaque page du recueil, le lecteur saisit d’emblée l’importance accordée à ces mondes, dressés dès le premier vers de nombreux poèmes :
Notes de musique (…) les corbeaux (…) // Quand la pluie raye le cristal du jour (…) // Le saule / au tronc noueux (…) // Les herbes (…) // Les ombelles des épervières (…) // Les peupliers (…) // Le vent (qui) hurle haut à travers nos côtes (…) // La chouette (…) // Les silences du givre (…) // …
Nous sommes d’emblée, et dès l’ancrage du poème sur la page, projetés, lecteurs, dans ces espaces vibratoires naturels qui à la fois nous échappent ou fuient de par leur complexité mystérieuse au travers des mailles du poème et nous transcendent et nous parlent – peut-être davantage que de nous à nous-mêmes. Un article critique sur le blog Poésie chronique ta malle de Patrice Maltaverne, éditeur de la revue Traction-Brabant, parlait au sujet de l’univers de Marie-Françoise Ghesquier du Fraja d’une vision plus concrète de la nature, plus organique aussi (au sujet de son premier recueil Aux confins du printemps).
Je m’interrogeais sur la justesse qu’il pourrait y avoir à parler ici de correspondances au sens baudelairien du terme. Mais ne me satisfaisant pas de cette vision je me disais que quelque chose d’autre se passait à la lecture d’A hauteur d’ombre. Passe un va-et-vient continu du ressenti entre l’auteure-observatrice qui écrit, célèbre la nature & le végétal, le minéral, l’animal qui vibrent à hauteur des partitions du monde. Il s’agit à mon avis moins de correspondances au sens où l’âme du poète projetterait sur l’univers ses propres états d’âme traduits dans l’écriture des poèmes, que de la transcription associative de bribes de sensations, de fragments de sentiments revêtant le corps même et l’esprit / la lettre d’un univers pluriel où chaque règne y trouve sa place et la forge avec ses propres instruments révélés par le rayonnement des autres, même si l’outil essentiel est le langage déployé par le poète. Le langage en effet est ici davantage un outil de traduction donnant à voir chaque monde dans son autonome et relationnelle beauté – le langage donne à voir dans A hauteur d’ombre des re-présentations davantage que des interprétations.
Les mots tissent et se tissent dans le tissu serré des mailles du poème parcourues de silence, de peurs, de pulsations, de regards.
Le silence tissé / de chardons immenses ; les cœurs striés de peurs incisives accrochés par les grandes berces / (…)/ au front du ciel ; la Forêt noircie par la nuit / et sans doute aussi / par tous ces mots qui dégorgent / leur humeur de terre obscure…
C’est dire que le langage ici se dresse tel un personnage à part entière, fabriqué par les mots mêmes qu’il façonne dans les aléas de la vie entière, les vents de terre, autans & autres. Les poèmes surgissent de leurs rencontres avec les univers mêlés au nôtre et c’est ce qui fait la singularité et la beauté de ce recueil, dont la sensibilité à fleur de chair et de pulpe des forces élémentaires et de leurs hôtes suinte au travers des mots. Présence prégnante et touchante des poèmes.
On est dans l’épaisseur vibratoire des choses et au cœur tournant-attachant-déroutant de l’univers, avec Toutes ces forêts de lignes fuyantes / qui emportent dans leurs griffes / les riffs lancinants // Les herbes (qui) battent froid // Les chardons / bourdons immobiles / (qui) fixent le silence / de leurs yeux gris // le martin-pêcheur laissant à fleur d’eau les étincelles // l’épervier qui l’œil réprobateur / nous tois(e) de haut / sur sa branche // l’Oiseau réfugié dans l’arbre / comme une lettre ronde / à l’abri des ratures.
Le minéral est presque omniprésent, dont l’auteure écrit les vibrations, les lignes sonores, et si les poèmes sont davantage à hauteur d’ombre qu’à hauteur exclusive d’humanité, c’est que les lignes d’écriture tracent des correspondances entre des règnes dépourvus de paroles mais qui – profondément – nous parlent. Parfois, ainsi, l’écorce ouvre des parenthèses. Ainsi la parole se minéralise, et les mondes de l’animal, du végétal, du minéral s’échangent leurs signaux d’existence dans la trame des mots et de l’univers qui les embrasse et les relie en contacts sensibles dans un grand mouvement cérébral de tout cela. Les herbes déplient / leurs frêles pattes d’insectes // Les ombelles des épervières / planent en bouquets d’étoiles / très pâles. Si Les arbres en chiens de faïence / ne regardent personne, si les mondes du minéral et de l’animal ne se parlent, ils sont au contact des mots qui les parlent et, par échos, ricochets, ouvrent à l’espace-temps de la parole du poème et nous parlent, jusqu’à toucher notre sensible écoute / réception. Les mots tortueux / Les mots torturés / Les mots vents glacés, / rentrés en eux-mêmes ouvrent leurs espaces dans l’écorce de nos trop fermées surfaces.
Marie-Françoise Ghesquier di Fraja joue avec les mots comme qui tente par leur travail de les faire sortir de leur gangue de non-dits et d’inexprimé. Pour extraire de la couleur inatteignable, des lieux communs, de l’ombre des sentiments, du silence, la vibration de mondes fragiles ouverts à notre compréhension/réception, dans la trame de signes / en griffures d’ossements blancs / sur la toile de fond de notre vie.
Tus, ou difficile à dire, les mots sont le recours transrelationnel du monde naturel pour trouver leur expression. Ainsi les paroles non dites sont comme des corbeaux ressemblant à des ossements stratifiés, la nuit imprègne les mots d’une odeur de feuilles mortes… Un réseau d’images dessine la toile du monde multiple et multiforme.
Mondes se répondant les uns aux autres, les sens & les sons également se font signe – l’auteure jouant avec leurs associations (épervier / épeire / soie // chardon / épine / araignée // tortue / tortueux /torturés)…
Je disais l’importance accordée, dans ce recueil, au minéral. Les oiseaux aussi y investissent la plupart de l’espace ; sur la portée des pages, en notes décrochées ou posées, traversés de musique… Nous sommes ici en territoire d’oiseaux.
Quant à la structure des poèmes, son homogénéité est construite sur l’équilibre architectural des formes utilisées. Ainsi l’emploi dans un même poème de distiques, d’une suite de quatrains, de quintils… Du point de vue typographique, une mise en page / mise en espace éloquente souligne également le caractère de l’ensemble, comme par exemple la récurrence d’adjectifs mis à distance du reste d’un vers pour en souligner la sonorité, la musicalité, la thématique.
Le temps, l’écriture, la nature sont les thèmes principalement déclinés ici, dans une synesthésie poétique des sensations & des sentiments.
La poésie de Marie-Françoise Ghesquier di Fraja est une poésie, à mon sens, organique, et sa force réside dans la sensibilité cérébrale avec laquelle l’auteure touche avec ses mots l’épaisseur des êtres et des choses.
La tonalité des poèmes, elle, suinte comme dans la vie vraie – vécue, brute, brassée : à hauteur d’ombre et d’épines…
MCDE (Murielle Compère-DEMarcy)
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