À cœur ouvert, Lettres sur le bonheur, Giacomo Leopardi (par Didier Ayres)
À cœur ouvert, Lettres sur le bonheur, Giacomo Leopardi, éd. L’Orma, mars 2020, trad. italien, Louise Boudannat, 64 pages, 7,95 €
La claustration comme littérature
J’ai toujours tenu Leopardi pour un pessimiste. Et pour moi, cela n’engage pas de jugement moral. Au contraire, je crois à la force du désespoir, à cet affrontement à la mort dans le cœur de l’artiste, à la tristesse, à l’ennui et au néant. Le pessimisme léopardien est celui du poète, peut-être de tout poète. De plus, j’ai à l’esprit la terrible anecdote qui veut que Leopardi trouvât la mort dans l’épuisement et le travail, étouffé par l’air épais des bibliothèques, et plein de cette closerie involontaire à Recanati, qu’il ne quitta que peu pour dire vrai. J’aime penser à ce grand poète comme martyre de la connaissance et du génie. Et même si cela n’est que du roman, la chose procure une impression d’un homme tout entier livré à l’écriture. À mes yeux, il est mort pour la poésie, avec la poésie, dans la poésie, par la poésie.
Lisant ces fragments de sa correspondance, j’ai trouvé une formule simple pour résumer mon sentiment : la poésie, à la vie, à la mort ; réfléchir, philosopher, à la vie, à la mort. Pour être honnête, il faut ajouter la charité, l’espoir parfois, même sollicité, exagéré sciemment, l’amitié, une grande tendresse pour autrui, et de la noblesse. En tout cas, Leopardi est empreint d’émotions tendres, de compassion pour autrui, alors qu’il n’en bénéficie pas. Car peu d’amour du père, sorte de statue de Commandeur, peu de possibilité de se divertir dans le monde, peu d’amour sensuel, mais un Leopardi attaché à toujours réconforter les autres, sa sœur, son frère, ses amis, même son éditeur.
Bien sûr que je ne veux pas vivre parmi le commun, j’ai une terreur mortelle de la médiocrité ; je veux au contraire m’élever, devenir grand et éternel par le génie et par l’étude : une entreprise ardue et sans doute totalement vaine pour ce qui me concerne, mais les hommes ne doivent pas perdre courage ni désespérer d’eux-mêmes.
Cette correspondance que l’on a là en fragments, explicite dans une belle écriture très sincère et sans pathos ce qu’est le primat de l’âme sur le corps, celui de la connaissance, du travail, de la considération portée aux autres, de la charité envers ses parents et amis, charité que le poète ne s’applique pas égoïstement, continuant de souffrir, spirituellement, physiquement, dans son long exil intérieur à Recanati. D’ailleurs, sa vie ressemble à un ermitage monastique, plein de travaux, de lectures, de peine et d’inquiétude.
Je fais trop grand cas de la santé, de la mienne ou de celle de quiconque. Depuis le mois de mars, une faiblesse des nerfs oculaires me tourmente obstinément et m’empêche non seulement de lire, mais aussi de diriger mes pensées d’aucune façon. Mon corps ne se porte au reste pas trop mal, mais mon esprit est lui fiévreux et désespéré comme jamais il ne le fut, si bien que je pourrais dévorer le papier sur lequel je t’écris.
Ce génie sans orgueil a travaillé sans cesse, subissant peut-être le sort d’un Saint Jérôme, étudiant, écrivant, souffrant, portant une attention à tous les détails qu’exigent l’amitié, la piété filiale, l’abnégation pour autrui ce qui, en un sens, ressemble à son désespoir, pour construire à son image une forme de bonheur – et du reste, ce bonheur pourrait se confondre avec la gloire dont son œuvre témoigne, forme de différence heureuse (comme l’écrit Derrida). Nonobstant, je retiens absolument cette œuvre (Zibaldone ; Canti) comme un éperon de l’intelligence, un génie dont l’espoir comme contrepied de l’angoisse, fait œuvre écrite sans égal.
Didier Ayres
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