A chacun son rythme, Petite philosophie du tempo à soi, Aliocha Wald Lasowski (par Marjorie Rafécas-Poeydomenge)
A chacun son rythme, Petite philosophie du tempo à soi, Aliocha Wald Lasowski, éditions Le Pommier, avril 2023, 237 pages, 20 €
Edition: Le Pommier éditionsFace à l’impératif catégorique des algorithmes et des cadences infernales de la société moderne, créer son propre rythme, son « allorythme », pour reprendre les mots d’Aliocha Wald Lasowski est aujourd’hui plus que nécessaire : c’est vital. Oui, l’individu doit mettre en place des contre-rythmes, pour résister au sentiment d’absurdité si bien décrit par Albert Camus.
Cet essai prolixe et original met en évidence la place du rythme dans nos vies, qui va de notre rapport aux autres, à la nature et même à l’univers. Il mêle à la fois des théories philosophiques, scientifiques, économiques, artistiques, musicales, le tout avec poésie. Le rhuthmos au sens platonicien permet de penser la place de l’être humain dans le cosmos. Le rythme n’est pas anodin, il est question de notre rapport au monde et de l’harmonie que l’on cocrée avec la symphonie du monde. Dans le rythme, nous avons à la fois de la poésie et de la philosophie, une façon de réfléchir et sentir notre « logos poétique ». Le poète lyrique, Archiloque, emploie le mot rythme (rythmos) pour le relier à la recherche d’un équilibre moral et physique.
L’enjeu du rythme est ainsi un impératif humain : se réconcilier avec soi et l’univers.
L’enfer, c’est les rythmes
Depuis la révolution industrielle, le rapport au temps dysfonctionne, il en va de même avec le rapport au monde. Contrairement aux apparences, le numérique nous aliène. Tous les matins, en plus de notre traditionnel café ou thé, s’est institué peu à peu le rituel du petit déjeuner digital. Les chiffres témoignent de cette addiction : 40% des moins de 18 ans ne peuvent pas se séparer de leur smartphone plus de cinq minutes. L’auteur nous invite à créer un rythme-relation pour confronter son rythme avec celui des autres. Car l’enfer, c’est les rythmes (et surtout le rythme des autres, pour reprendre la formule de Sartre). Or vivre, c’est de préférence avancer à son rythme et créer son rythme en avançant. Pour cadencer son propre rythme, rien de tel que de cultiver sa curiosité. « Il y a plus d’avenir dans l’instable que dans le stable » (Robert Musil). Mais, il faut aussi prendre conscience que nous sommes traversés par le rythme monde, des mémoires plurielles… Donc l’enfer n’est pas nécessairement les autres…
Nietzsche, le premier philosophe à proposer deux rythmes opposés
Nietzsche, sensible aux rythmes-monde, écrit La Vision dionysiaque du monde, deux ans auparavant La Naissance de la tragédie. Ce bref récit expose l’affrontement entre deux forces esthétiques opposées du monde hellénistique : celle du temps harmonieux, ordonné et mesuré de la « sagesse délimitée » incarnée par le dieu Apollon, sculpteur, avec celle de la cadence frénétique de satyres, comme Silène, de Dionysos. Nietzsche explique comment on a pu basculer du rythme plastique au rythme chaotique. Ces deux rythmes sont essentiels pour comprendre la métaphysique rythmique de nos désirs, mais aussi nos tiraillements quotidiens.
Se ressourcer dans le rythme de la nature
Dans Mille Plateaux de Deleuze et Guattari, il existe une continuité entre l’esthétique et le monde naturel. En effet, le premier musicien de la création, c’est l’oiseau ! Même l’âme humaine est rythmique, étant reliée aux battements du cœur. Le rythme c’est aussi celui de notre rythme cardiaque. L’énergie circulatoire était essentielle pour les médecins philosophes. Le rythme physique est une énergie psychique. N’oublions pas également que le féminisme a modifié le rythme biologique des femmes : la contraception a permis aux femmes de se réapproprier un nouveau rythme. Et trouver son rythme, c’est trouver sa place.
Ce rythme de la nature est mis en valeur dans de nombreux ouvrages philosophiques et poétiques. Gaston Bachelard se plaît à évoquer le flux musical des pierres, la mélodie rocailleuse d’une grammaire minérale. « La mémoire du monde est enfouie dans la matérialité des pierres ». Il y a un certain mystère dans le rythme de la nature, la marque de l’insondable. La calligraphie chinoise tente d’exprimer ce mystère, en représentant les qualités vibratoires et énergétiques du monde, le souffle du vivant.
Se créer un temps flottant
A la manière de Proust, il est délicat de savoir déguster « un peu de temps à l’état pur ». Dans sa conception de la musique, le philosophe Gilles Deleuze propose une « cartographie des variables, soit une approche concrète des enjeux du rythme musical ». Il exprime l’idée d’un temps « non pulsé ». Le « temps non pulsé » est un temps libéré de la mesure, qui échappe à la pulsation classique. L’idée principale de Deleuze est forte : la musique est capable de créer des temps hétérogènes. Cette variabilité du temps non pulsé s’illustre dans le concerto pour piano, en fa majeur de Georges Gershwin. Cela revient au « temps flottant » de Proust.
Ces temps flottants permettent d’améliorer la créativité entre les rythme-relations avec les autres et l’inter-rythme à l’intérieur de soi. Ce « va et vient » rythmique est essentiel pour tenter de se réinventer. Walter Benjamin évoque d’ailleurs la rythmique de la pensée faite de coups et contre-coups. Mais jusqu’où se dérégler ? Les pratiques de déphasage et de variation sont-elles sans risque ? Seul Dionysos le sait…
En attendant, laissons-nous charmer par les rythmes spirituels de la nature, de l’art et de la vie. Tout en prenant garde à la « Dromocratie », qui signifie que le pouvoir appartient à ceux qui maîtrisent la vitesse…
Marjorie Rafécas-Poeydomenge
Musicien et philosophe, Aliocha Wald Lasowski est l’auteur de vingt-cinq livres. Enseignant chercheur à l’université, il est aussi batteur de pop, de rhythm 'n' blues et de soul music.
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