À chacun son dû, Leonardo Sciascia (par Didier Smal)
À chacun son dû, Leonardo Sciascia, Folio, avril 2024, trad. italien Jacques de Pressac, revue et corrigée par Mario Fusco, 192 pages, 7,40 €
Ecrivain(s): Leonardo Sciascia Edition: Folio (Gallimard)
À chacun son dû présente d’emblée les caractéristiques, trompeuses on le verra, d’un roman policier : dès la première page, le pharmacien Manno reçoit une lettre anonyme l’avertissant de sa mort prochaine pour un motif tu qui fera l’objet de spéculations de la part de ses concitoyens, et, effectivement, il meurt quelques pages plus tard en compagnie du docteur Roscio lors d’une partie de chasse. Celui qui mène l’enquête, puisque les brigadiers progressent peu, très peu, est un professeur de lycée et critique littéraire occasionnel, ami de Roscio, Laurana. Mais très vite, Sciascia brouille le sens de son roman, se faisant même le critique du genre policier :
« Qu’un crime s’offre aux enquêteurs comme un tableau où tous les éléments matériels et, pour ainsi dire, stylistiques consentent, s’ils sont finement repérés et correctement analysés, à une parfaite distribution des rôles, c’est la règle dans tous ces romans policiers dont s’abreuve une bonne partie de l’humanité. Mais dans la réalité il en va autrement : les coefficients d’erreur et d’impunité sont élevés non pas (ou pas seulement, ou pas toujours) à cause de l’intelligence un peu faible des enquêteurs, mais parce que les indices fournis par le crime lui-même sont d’ordinaire tout à fait insuffisants. Dans un crime, s’entend, commis et organisé par des gens qui font tout pour contribuer au maintien d’un haut coefficient d’impunité ».
Au-delà de la critique du genre policier en tant que mécanique, la dernière phrase du passage cité permet d’apercevoir le sens véritable de À chacun son dû : sous couvert d’une enquête consécutive à un double assassinat, c’est à une visite dans la psyché sicilienne, celle de toute une société, que convie Sciascia, pour en arriver à ce constat : « Cette espèce de navire corsaire qu’a été la Sicile, avec son beau guépard rampant à la proue, ses couleurs de Guttuso à son grand pavois, ses décoratifs pezzi da novanta à qui les politiciens ont délégué l’honneur du sacrifice, ses écrivains engagés, ses Malavoglia, ses Percolla, ses logiciens à la noix, ses fous, ses démons de midi et ses démons nocturnes, ses oranges, son soufre et ses cadavres dans la cale : il coule, mon cher ami, il coule… ». Il coule sous le poids du non-dit, sous le poids d’une bourgeoisie aux opinions politiques non pas volatiles mais impossibles à définir (fascistes, communistes, tout cela semble ne former qu’un grand tout indifférencié sous la plume de Sciascia, avec un député voguant loin de « ces vétilles de droite et de gauche »…), sous le poids d’un clergé engoncé dans ses préjugés et désireux de conserver la main haute sur le peuple, et sous le poids d’une Mafia semblant être la toile de fond de toute action, toute pensée.
À défaut d’être un roman policier, même si Laurana voit toute l’affaire « comme une aventure lointaine, construite selon la technique, la forme, et aussi un peu selon l’idée, d’un Graham Green », À chacun son dû ressemble très fort à un roman noir, celui de la Sicile, un lieu qui « regorge de personnages sympathiques à qui l’on devrait couper le cou ». Car derrière ce double assassinat, qui se transformera en triple assassinat, et dont la véritable cible était le docteur Roscio, se dissimule une affaire de corruption, de documents compromettants que l’on menace de dévoiler, bref, toute la petite saloperie politique d’une Sicile que Sciascia connaît de première main. Le portrait qu’il en dresse est peu reluisant, chacun semblant prêt à faire usage d’un couteau à tout le moins métaphorique, animé par « la capacité, fréquente dans ces régions-ci, de dissimuler avec le plus grand soin son inimitié à l’égard d’une personne au moment même où on la frappe en usant des moyens les plus vils ».
Implacable et aussi bref qu’intense portrait de la Sicile des années soixante, jeu sur la notion même de roman policier, À chacun son dû est les deux à la fois, et il devient une manière de petit chef-d’œuvre, ici proposé dans une traduction revue et corrigée qui ajoute à cette intensité.
Didier Smal
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