À chacun selon ses besoins, Petit traité d’économie divine, Rémi Brague (par Marc Wetzel)
À chacun selon ses besoins, Petit traité d’économie divine, Rémi Brague, Flammarion, octobre 2023, 224 pages, 20 €
Réhabiliter en général l’idée de Providence (Dieu organise à l’avance le cours des choses ou l’ordre des événements, il les dispose sagement afin qu’ils jouent bien leur rôle, et visent correctement leurs fins), et celle de Providence chrétienne en particulier, comme le souhaite ici Rémi Brague, semble projet vain et pari perdu d’avance. D’abord parce qu’elle semble relever de la ferveur superstitieuse (André Comte-Sponville, dans son Dictionnaire philosophique, dit très bien de la Providence qu’elle est « le nom religieux du destin », et « l’espérance comme ordre du monde ») ; ensuite parce qu’elle est spontanément obscurantiste (si « les décrets de la providence sont impénétrables », c’est qu’ils doivent rester secrets pour être efficaces, en tout cas discrets pour être tolérables – et « l’asile de l’ignorance » qu’est pour Spinoza la volonté de Dieu n’abrite par principe que des ignares) ; enfin parce qu’elle est pré-moderne (puisqu’elle fait venir le progrès de la réalité non de l’initiative humaine, mais d’une sagesse pré-humaine – puisque créatrice de l’humain – qui saurait mieux, et devrait davantage que l’homme, planifier et délimiter son propre perfectionnement historique).
Comme le dit encore Comte-Sponville, si la Providence rassure certains par le Bien qu’elle leur promet, elle scandalise les autres par le Mal qu’elle leur semble parrainer. Son affaire semble donc périlleusement engagée.
Pourtant, dans la vie quotidienne, il arrive que le « providentiel » soit utile à notre raison même (le lapsus d’un tyran est providentiel s’il le ridiculise, comme celui d’un hypocrite s’il le démasque), et, en général, comme le disait déjà le latin « pro-videre », il vaut mieux voir devant (que seulement derrière), voir avant (plutôt qu’après-coup), et pourvoir, c’est-à-dire fournir ce dont il y aura besoin (plutôt que défaillir, rompre la chaîne d’approvisionnement des survies, ou négliger la gestion future des intérêts, et ne pas intervenir sur la part dissuadable du malheur). Ce qui est vrai de la raison finie de l’homme (mieux vaut disposer rationnellement les moyens d’accomplir ce qui importe, que les imposer, ou les laisser s’imposer, irrationnellement) l’est, a fortiori, de la Raison infinie de Dieu. Au fond, laisser une Providence sans dieu serait tenter le diable – que d’infortunes si ce dernier venait à s’emparer du gouvernail de la Fortune ! que de désillusions amères si, dit l’auteur, on compte sur des petits lutins de nuit pour réparer nos dégâts écologiques de la journée, ou sur de vaillantes cigognes pour approvisionner nos maternités désertes – et réciproquement, poser un Dieu sans providence serait ajouter foi à un Créateur bien égaré ou négligent.
Rémi Brague montre en effet, en s’aidant de Thomas d’Aquin (penseur et théologien du XIIIème siècle), que l’idée, certes religieuse, de Providence, peut cependant être rationnelle et raisonnable. D’abord, malgré son universalité, elle peut n’être pas absolue – mais elle est plutôt étagée, progressive, et relative aux besoins à pourvoir : les minéraux n’ont nul besoin d’être pourvus en dispositifs métaboliques ou reproducteurs, les végétaux en équipements neuro-musculaires, les animaux non-humains en grammaire, matériel électoral ni éloquence, les hommes eux-mêmes n’ont pas besoin de l’ubiquité ou de la puissance d’illumination des anges, etc. Le service après-vente de la Création est proportionné aux diverses complexités d’équipement vital présentes en elle (« la providence porte sur l’être des créatures, et cet être est variable », ou « elle ne peut donner à une chose plus qu’elle ne peut recevoir »). Ensuite, malgré son efficience, la providence n’est pas arbitraire : Dieu n’ajoute au présent des hommes que ce qu’il comprend utile à leur avenir. Il n’aide ni les imbéciles, ni les lâches, ni les fous ; les imbéciles, qui ne parviendraient pas à reconnaître le Bien que Dieu leur veut, à identifier comme salutaires les moyens leur tombant du Ciel ; les lâches, qui seraient incapables de vouloir mettre en œuvre le Bien vers lequel Dieu les redirige ; les fous, qui réaliseraient le bien octroyé comme s’ils étaient seuls au monde à en bénéficier, puisque le fou ne sait que ce qu’il croit avoir compris, et ne comprend pas qu’un autre puisse savoir ce qu’il ignore. Comme une Révélation d’appoint, la providence ne se soucie d’aider qu’au meilleur de l’homme : la gloire du dictateur, la célébrité de l’influenceuse, la virtuosité de l’escroc sortent par principe de son cahier des charges. Enfin, malgré son souverain surplomb, la providence n’est pas liberticide : Dieu inspire autrement la liberté humaine, il ne l’annule pas. Il complète gracieusement son centre de gravité acquis, sans pourtant lui livrer un centre de grâce clés en main. C’est qu’il y a un « point aveugle » de la liberté, que seule une lumière surnaturelle peut, non éblouir, mais éclairer sur elle-même. Son « péché originel » est – puisque, par imagination et raison la liberté pourrait tout choisir et s’organiser selon ce qu’elle décide – son addiction à l’omniscience, son illusion de tout pouvoir tenir d’elle-même, c’est-à-dire le risque d’être désorientée par la conviction même d’être son propre orient. Ainsi la providence divine spécifiquement destinée à l’homme serait, avant tout, la santé spirituelle de sa liberté.
Ce qui signifie que la santé de l’esprit humain tient, non pas d’abord à celle de sa rationalité, ni celle de sa conscience, mais bien à celle de sa liberté. Pour les penseurs grecs, en effet, l’homme est l’animal du logos (du savoir des causes et de l’estimation des raisons) et de la Cité (de la vie collective instituée), et c’est par ces deux attributs exclusifs que l’homme est le seul animal capable (pour le meilleur comme pour le pire) de se recréer lui-même. Pour Rémi Brague, la liberté (comme pouvoir sur soi) fonde aussi bien la raison (le savoir de l’ordre à calculer et établir) que la conscience (l’attention à la présence propre des êtres) : pour se représenter de faire autrement (base de la liberté), il suffit de pouvoir formuler ce qui est autre (à savoir possible, passé ou absent). C’est donc la liberté comme parole lancée par l’homme à son propre sort, comme « réplique » au destin convenu, qui à la fois isole l’homme au sommet de la Création (d’où, dit l’auteur, le vertige solitaire de son angoisse), et justifie recours à une instance providentielle qui serait, elle, non au simple sommet, mais au-dessus de la Création, et donc de bon conseil par son sur-vertige même. Comme Dieu, l’homme peut et doit « peindre en lui-même » (p.118) le pays de sa propre personne. Sa providence est donc d’abord la révélation du juste et plein usage de notre liberté ; elle est comme le plan surnaturel de son désendurcissement. Ainsi, pour se recréer lui-même, l’homme trouvera meilleur conseil en son maître provident qu’en son égal transhumaniste.
Rémi Brague ne cache pas que cette providence libératrice (de la liberté même !) est, pour lui, chrétienne. D’abord parce que qui donne son Fils à l’homme ne peut qu’aimer lui déléguer sa liberté. Ensuite, parce que cette providence-ci ne rend pas nécessaire ou inévitable ce qu’elle organise, mais entend donner à la contingence d’inédits moyens de se sauver elle-même (comme dit Thomas d’Aquin, cette libérale providence se refuse à corrompre la nature en éliminant sa part de contingence). Enfin parce que cette providence (loin de nous pourvoir en simples moyens de mieux obéir à des consignes de vie connues d’avance ou médiocres) est plus intéressante parce que elle-même plus aventureuse. Si le triangle des Bermudes propre du christianisme est en effet sa triple révélation d’une Incarnation, d’une Passion et d’une Résurrection (page 203), la Providence même, dans chacun des trois cas, s’y glisse dans de beaux draps : un Dieu incarné prend le risque de se retrouver, dans le monde, fragile objet d’une Providence que sa pépère transcendance surplombait sereinement jusque-là. Un Dieu crucifié fait l’épreuve d’une sorte de providence suicidaire (« Pourquoi m’as-tu abandonné ? »), en tout cas mise hors de portée d’elle-même, comme un noyau de Grâce mis à nu et pantelant. Et toute promesse de Résurrection est comme compte-à-rebours d’une auto-péremption de la providence, visant l’état même dans lequel elle deviendrait inutile, dépassée.
Cette vision paradoxale et malicieuse de la providence (en « communiquant à ses créatures la dignité de sa causalité », Dieu prend le risque, comme toute générosité, de dresser devant elle un mur d’ingratitude, ou de se voir opposer une caricature terrestre de sa toute-puissante sagesse !) lui fournit pourtant une prérogative neuve et salutaire : « permettre à l’homme de redresser de l’intérieur ce qu’il avait perverti » (p.123). Cette providence n’est pas là pour faire taire l’homme, mais bien plutôt le seconder dans cette liberté qui garde « son mot à dire ». Comme le dit, clairement, Brague, « le sens est l’œuvre de l’homme » (p.137), et il y a « comme une espérance de Dieu qui précède celle de l’homme » en son aptitude à réaliser ce sens : la providence aspire ainsi à être relayée, et ne veut que faciliter un bien qu’elle renonce libéralement à faire elle-même. Comme l’écrit Thomas d’Aquin (cité p.144), « Dieu n’est offensé par nous que du fait que nous agissons contre notre propre bien »). Et, bien sûr, cette providence n’est plus du tout opposée au progrès humain, puisque « en fait, la perfection véritable, c’est de ne jamais s’arrêter de grandir vers ce qui est meilleur, et que la perfection ne soit définie par aucune limite » (cité p.153) : à l’homme de deviner lucidement, et servir méthodiquement, l’évolutivité même du bien offerte à sa liberté.
Est-ce là un Dieu trop bon pour être vrai ? Son exemplarité (une excellence sans domination), sa sollicitude (son respect de la subsidiarité sans indifférence pourtant), sa souple courtoisie (« justement, le Très Haut est aussi le Bien Élevé » risque l’auteur, p.187 !), son immémoriale discrétion (« Pour ainsi dire, la création n’est pas signée. On n’y lit nulle part l’inscription : made in God », p.191), pourraient décontenancer, voire paraître suspectes. Mais le but de Dieu est simple, estime Rémi Brague, et c’est nous inspirer de changer les nôtres. D’où cette providence (« Ce que Dieu attend de l’homme, c’est que l’homme vive de Lui », p.210) aussi tendrement variable qu’un cœur humain, puisque…
« Il peut se faire que nous déplacions un homme comme on déplace une chose, dans le cas d’un blessé sur une civière, ou d’un nourrisson dans nos bras, ou comme un animal s’il est prisonnier, ou comme un enfant s’il s’agit d’un handicapé, etc. Dans la plupart des cas, cependant, nous préférons agir sur sa liberté. Nous l’appelons. Mais soit nous ne lui expliquons pas pourquoi, comme pour un enfant, ou, jadis, pour un esclave, soit nous lui indiquons la raison pour laquelle nous l’appelons, dans le cas d’un ami. On peut aussi comprendre de cette façon le verset du quatrième Évangile dans lequel le Christ dit : “Je ne vous appelle plus serviteurs, mais amis, car le serviteur ignore ce que fait le Maître” » (Jean, 15,15).
Rien ne serait donc perdu pour nos blessantes et blessées libertés – qui pourraient, ainsi providentiellement inspirées, bénéficier d’un pardon sans mensonge ? Mais tout de suite, en tout cas, avec la lecture de cette souriante et rigoureuse méditation, d’une jubilation sans malentendu !
Marc Wetzel
Rémi Brague (1947), de l’Institut de France, est professeur émérite de philosophie aux universités Panthéon-Sorbonne (Paris I) et Ludwig-Maximilian (Munich). Il est notamment l’auteur de Sur la religion (Flammarion, 2018), et de Sur l’islam (Gallimard, 2023).
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