À cause de l’éternité, Georges-Olivier Châteaureynaud (par Michel Host)
À cause de l’éternité, Georges-Olivier Châteaureynaud, Grasset, janvier 2021, 701 pages, 29 €
Entre-Mondes & Entre-Temps
« C’était une impression singulière, que de se sentir ainsi arrêté sur le bas-côté du monde ».
« Ailleurs, le monde n’existe pas vraiment, non ? C’est une sorte de racontar ! »
Georges-Olivier Châteaureynaud
Écorcheville demeure établie sur une rive du Styx, cité immémoriale aux allures peut-être normandes sur laquelle, « depuis toujours », règnent trois grandes familles rivales : les Bussetin, les Propinquor, les Esteral. On se connaît : on se fréquente de longtemps, on a mêlé les sangs, partagé les méfaits et les crimes sans lesquels on ne parvient à rien. Le lecteur français les connaît aussi : il les a rencontrées lors de sa lecture du mythique récit, ou roman – comment savoir ? – intitulé L’Autre rive, consacré à la première époque et à la première génération des habitants de la ville, auxquelles un chroniqueur français, appelé G.O.C. par ses amis et familiers, prêta sa plume pour nous en donner la très fidèle description, un historique en somme, que les mémorialistes du futur ne pourront négliger s’ils veulent commenter le passé. L’entreprise ne passa pas inaperçue, loin de là. La presse, les milieux littéraires en répercutèrent à juste titre les échos élogieux.
Notre chroniqueur, avec À cause de l’éternité, poursuit aujourd’hui cette tâche de longue haleine, nous ouvrant des perspectives inattendues, parfois inouïes, voire proprement incroyables sur les diverses temporalités d’un lieu et de lieux divers inclus dans ce lieu, sur des mondes et des espaces limitrophes, et enfin sur une autre génération humaine, la suivante, émergeant parmi les quelques survivants de la précédente. Il semblerait même que notre chroniqueur, en reporter consciencieux, se soit déplacé en personne jusqu’à Écorcheville et ses environs, tel un Hérodote contemporain traversant L’Égypte, enquêtant en Libye et jusqu’en Inde… Parallèle anachronique, pensera-t-on ? De l’auteur, pourtant, nous tenons ceci : « L’ici d’Écorcheville était un ailleurs radical : autre chose, autre part, autrement ». On pensera aussi bien à Ulysse, un Ulysse également séduit par les contrées à l’exotisme impensé et décrit dans la personne du jeune Alphan Bogue, « fils du Brocanteur Bogue et de Bételgeuse Esteral, née Propinquor ».
Un premier constat d’importance : la localisation d’Écorcheville sur une rive du Styx place le lieu dans une position insolite. Le nautonier, traversant le fleuve, charrie les morts vers l’Hadès. On ne sait rien de cet ailleurs proche et lointain, sinon qu’il communique avec la cité des vivants, lui envoyant, de préférence les jours d’orage, ses « créatures bizarres, bordées de guirlandes d’yeux ou hérissées d’antennes, de piquants… », ses débris, ses indésirables sous forme de cadavres accrochés au dernier fil de leur existence, un centaure, une fillette-crabe, ses hybrides, ses chimères à demi-mortes ou évadées bien vivantes des geôles infernales, insectes, têtards visqueux… tous voués dès leur échouage à instruire les écoliers et à émerveiller les futurs touristes. Louise Jacaranda, marraine d’Alphan, ex-avorteuse et chirurgienne, directrice du musée de Tératologie est précisément occupée à disséquer et taxidermiser la fabuleuse Sirène Ligée repêchée dans le fleuve. Écorcheville doit prendre place parmi les cités les plus visitées de ce monde, monde que notre chroniqueur qualifie parfois de « réel ». Mais il faut y travailler d’arrache-pied « car la cité n’était pas seulement enclavée dans l’espace. Il semblait qu’elle le soit aussi dans un repli, ou un bras mort du temps ». Le temps ? Les temps ? On voit comme ils s’entre-frottent, s’entrecroisent ici, prêts à se fondre les uns dans les autres. Tout un temps que l’on croyait plongé dans les brumes de l’Antiquité se rue sur Écorcheville, chargé de ses mythes que certains savants, encore un brin positivistes, sans doute dans l’erreur, ne considèrent que comme les songeries d’hommes d’une autre époque.
Alphan, docteur ès-Art (diplôme acquis à Londres), est au point d’épouser Delia Spencer-Churchill, d’illustre ascendance comme on le constate. Il n’est pas entièrement assuré de ses sentiments. Également déstabilisé par son tout proche mariage anglais – Est-on assuré d’aimer et de l’être ? – que par sa faiblesse à accepter une ultime coucherie avec Acacia, sa cousine, premier amour qui le déniaisa autrefois, aujourd’hui mi-fille libérée des conventions bourgeoises et mi-gourgandine experte, le jeune homme décide de se mettre à l’écart de la ville et de ses propres incertitudes. C’est au château d’Éparvay qu’il arrive en pleine nuit, sous une pluie battante. S’engouffrant dans la première ouverture rencontrée, il s’avance dans une sorte de labyrinthe où, bientôt trahi par sa lampe-torche, il tombe dans une profonde excavation. Une double apparition le sauvera des oubliettes, celle d’Astérion, le Minotaure, habitant des lacets souterrains dont il connaît les moindres recoins, et celle d’Ekaterina, « orpheline russe », sa protectrice qui l’élève en secret, hier pensionnaire aux « Petits Oiseaux », aujourd’hui dame de compagnie de Thétis d’Éparvay, aidée par la religieuse-infirmière Sœur Réparate. Ekaterina, âme la plus compatissante et pure du château. Voici rassemblé le sommet d’une hiérarchie discrète mais décisive.
Lors d’un déjeuner au Pécunieux, le meilleur restaurant de la ville, Bogue, descendu de son Ehpad des « Vieux Oiseaux », a réuni autour de son fils ses proches amis, un extrait de l’oligarchie locale, tous gens de sac et de corde : Ignacio Nacho Desdichado, homoncule, hybride de satyre et d’homme ; maître Foiniloy, notaire ; Feunilieu, archiviste, chartiste et voleur-receleur du premier livre d’inventaire du château d’Éparvay, là où règne la duchesse Thétis, agonisante et sans descendance. Elle laissera un héritage immense, pour l’instant promis au magnat japonais Kobayashi. Il y avait là, chez Pécunieux, la fine fleur de la canaillerie en costume cravate. Nous sommes donc soudain renvoyés au plus bas plancher des temps et à un réel ordinaire peu ragoûtant.
Désormais logé au château, Alphan y trouve (et parfois retrouve) une peuplade retirée, quasi autarcique, presque une secte, unie autant que divisée dans sa clôture. Un aparté, en somme, dans l’espace-temps, et surtout dans la perception qu’on y a de l’écoulement des heures et des jours. Toute une faune a ici trouvé refuge. Le mot n’a rien de métaphorique : Balbir, vieux tigre édenté au « pelage mangé aux mites », quoique capable encore de vous arracher un bras, se prélasse sur les coussins, sous les tables, auprès de Fauvine Bestia, son ex-dompteuse, mère de l’assassin Krux (qui jouera son rôle ici comme ailleurs) et de Fille-de-Personne, victime autrefois du club pédophile dirigé par l’ancien maire, Superbe Propinquor. Du beau monde ! Une étroite société entre « petite république » et « pittoresque club de frileux qui s’efforcent de se tenir chaud ». Société équivoque qui méritera son qualificatif de « faune » lorsque Ekaterina y aura introduit son protégé, son presque enfant, Astérion le minotaure. L’interpénétration des deux familles humaine et animale s’y réalise aisément, harmonieusement, dans le cours d’une étrange vie de château, de celles dont on rêve lorsque le quotidien lasse et ennuie, lorsque les fusillettes municipales, cabines publiques où l’on pouvait s’auto-euthanasier sans mobiliser tout le corps médical, cela aux temps bénis où leur usage n’avait pas encore été interdit, quand il n’y avait d’alternative aux chagrins que de se réfugier dans un lieu écarté ou dans le monde incertain de l’Après, communément appelé l’avenir. Un lecteur passionné des techniques de pointe fut en effet grandement séduit par ces cabines ! La part inamovible du temps existe depuis toujours. On la nomme « le bon vieux temps » qui d’ailleurs n’a jamais existé bien que la plupart des humains y croient dur comme fer. Georges-Olivier Châteaureynaud a le grand mérite de nous le rappeler.
Alphan n’arrive pas au château tout à fait par hasard. Lors du mémorable dîner au Pécunieux, Bogue, son père, en raison de ses compétences en matière d’art, l’a chargé d’une mission : dénicher un tableautin, un « hypothétique » autoportrait de jeune homme signé RHL (Rembrandt Harmenszoon de Leyde), cela dans l’intention de vérifier son authenticité. Les deux mondes restant en liaison par le téléphone et les fournisseurs de l’épicerie quotidienne, Alphan apprend que l’avion amenant à Écorcheville sa fiancée Delia et la belle-famille anglaise s’est écrasé à l’atterrissage et qu’il n’y a aucun survivant. Le coup est sidérant. Déjà il a eu le temps de rencontrer l’inquiétant et hostile Rachid Kiliç, jeune médecin arabe, réfugié lui aussi au château depuis que sa femme a été tuée par un drone, maintenant jaloux d’une Ekaterina dont il n’a rien à attendre. Est entré en jeu L’Ectoplasme, « l’incréé… le sans-nom », puits de connaissances, qui sait tout de chaque recoin de l’immense bâtisse, et avec qui le malheureux Alphan a eu ses premières conversations. Ensemble, ils ont vainement poursuivi l’ombre de Krux, psychopathe, assassin patenté connu à Écorcheville pour divers meurtres, dont celui de Superbe Propinquor. Il insulte et éructe sans cesse. On le traque dans les escaliers, les couloirs et corridors du château. L’affreuse disparition des Spencer-Churchill a laissé Alphan paralysé, comme tout d’un coup étranger à cette cruauté du destin, à son autre monde. Le mariage était fixé aux 48 heures suivantes. Delia n’étant plus qu’« un souvenir », Alphan se résout à vivre dans le présent incertain du château. Il ne participera à aucune cérémonie. Il ne se rendra pas à Écorcheville où il est pourtant attendu.
On ne sait combien va durer son état de sidération ni son séjour à Éparvay. La bâtisse est sans limites et indestructible. Elle est comme une permanente substitution de temps et de lieux. Des centaines d’appartements, chacun meublé et décoré dans le style de l’époque où il fut occupé, tel un rêve si le mot n’avait plus de sens que pour les enfants et les secrétaires d’entreprises, autrefois midinettes et cousettes. L’Ectoplasme y guidera Alphan, lui permettant de mettre la main sur le petit portrait de jeune homme tant recherché par son père l’ancien brocanteur. Il y guidera aussi Mlle Blandeuil dont il sera bientôt question…
Alphan est désormais de tous les événements d’Éparvay. C’est une longue semaine peut-être, vécue en marge du « réel » écorchevillois, avec la durée romanesque des jours et des nuits de la vie humaine : c’est toute la magie des entre-mondes et des entre-temps dont Georges-Olivier Châteaureynaud saisit les soubresauts, les tressaillements. Ils capturent hommes et femmes, les déplaçant et au gré des vents de l’aventure vécue par chacun, lecteur inclus, selon ses diverses perceptions.
Les journées au château sont ritualisées dès le matin, après qu’Ekaterina et Sœur Réparate ont effectué la toilette et prodigué les soins dus à Thétis, maîtresse des lieux, dont la vie ne tient qu’à un fil, celui du destin de l’immense propriété et de l’existence de ses occupants. On prend les petits-déjeuners à heures fixes, leur atmosphère décidant de l’humeur et de la couleur des heures suivantes. Alphan y aura retrouvé ses amis d’enfance : Tête-de-Nègre, petit esclave aujourd’hui affranchi avec qui il joua et pêcha au bord du fleuve infernal – Georges-Olivier Châteaureynaud traite de la « réalité » d’un ailleurs fantastique et pas encore oublié ! – ; il y a aussi Benoît Brisé, qui fut lyrode, sur les scènes du monde entier, idole internationale, lyre hero, Orphée de l’époque antérieure, mais non moins toxicomane, qui abandonna le showbiz pour la pêche à la ligne et les promenades autour du château ; et encore Brumaire, écrivain et grand conteur d’histoires lors des veillées au cours desquelles on se délasse en compagnie des animaux (le tigre Balbir et Astérion, mi-animal, mi-humain, l’innocence et la gentillesse mêmes, doué de parole !) tout en buvant des alcools fins. L’Ectoplasme, selon les moments, amuse ou agace l’un ou l’autre par ses plaintes ou ses observations incongrues. En bref, se déroule une vie bourgeoise plutôt agréable au château d’Éparvay.
Un soir, pourtant, sous la même pluie battante qui avait accueilli Alphan, arrive une accorte jeune femme répondant au nom de Mlle Blandeuil. C’est l’huissière envoyée par le « Kobayashi Consortium afin d’établir l’inventaire des biens mobiliers de Thétis d’Éparvay ». De ce soir-là, tout est changé. La jeune femme est fort bien accueillie. Elle est charmante. L’Ectoplasme la guide dans chaque lieu du château où des biens anciens, des reliques… sont dignes de figurer à cet inventaire. Chacun sait que les lieux devront un jour faire place à une sorte de parc d’attraction. Est-ce que l’on y croit ? Fort peu semble-t-il, tout en n’oubliant pas que l’on en est seulement les usufruitiers. L’Ectoplasme, le « non-né », celui qui donc ne peut mourir, celui qui ne sait éprouver de sentiments humains sauf s’il se les « représente » à partir de ses connaissance livresques. Il se les imagine alors plus qu’il ne les éprouve, ce qui le rend malheureux et jaloux. Il est l’âme de ces lieux mystérieux, il est leur mémoire et leur chronique, le rival sans doute de G.O.C. ! Il est leur éternité. Il est l’Éternité. Le travail d’inventaire se poursuit avec méthode en compagnie de Mlle Blandeuil. L’Ectoplasme seul sait ce monde où « la disposition des lieux peut changer d’un jour à l’autre pour se rétablir plus tard… ». Il s’y meut à l’aise, il y est chez lui, dans l’Éternité. Il avoue à Alphan : « Je finis toujours par m’y retrouver, mais je n’y ai aucun mérite, étant en quelque sorte consubstantiel à toute la bâtisse ».
Un premier craquement, inouï, éclate dans les structures profondes de cette bâtisse. Une première crevasse serpente dans les vieux plâtres. L’Éternité prépare le terrain aux aménageurs du parc d’attraction.
Laissons au lecteur le plaisir angoissé de découvrir comment la belle et aimante Ekaterina fut enceinte et de quelle façon elle accompagna le petit centaure Astérion jusqu’au seul lieu où il n’aura plus à craindre les humains et leur musée de tératologie. Bouleversante séparation ! Laissons-le contempler encore la duchesse Thétis, qui ne pouvant faire autrement, s’abandonna à la mort. Qu’il se dissuade de chercher sur aucune carte les noms d’Écorcheville et d’Éparvay.
Dans ce roman « monumental » avec ses deux volumes, Georges-Olivier Châteaureynaud démontre un sens aigu du récit et de sa mise-en-scène. Son « style » personnel est en grande partie dans l’art de mener sa barque à travers les écueils, les vagues séculaires, les crashs mortels, les temps furieusement affrontés, brutalement ramenés les uns vers les autres en dépit de leurs apparentes placidités. Un humour, une ironie d’entre les lignes affleure à de certains moments, sans détonner dans le paysage. Il prend parfois la forme inattendue de mots affiliés à leur époque, anachronismes voulus dont le sens est lié à la structure même de ce roman fantastique. Son « fantastique » lui appartient. Ne cherchons pas l’impossible définition du terme. Chaque romancier a le sien. Celui de Georges-Olivier Châteaureynaud joue et se joue de l’humain que nous fréquentons d’ordinaire. Il le voit jeté dans un bref espace-temps en même temps que dans la totalité cosmique, les âges, l’univers, tels que nous les percevons ou ne le percevons qu’à peine, tels qu’ils nous inquiètent à chaque minute de l’existence ou nous indiffèrent au point de n’y jamais penser. Ses temporalités gigognes porteuses de mythes, d’histoires dans l’histoire, d’aventures, de mésaventures… nous portent à méditer notre présence à ce que nous avons convenu d’appeler « le monde », la place que nous y occupons, le sens (s’il est un sens) que cet ensemble peut avoir. Ce qu’il en est de la perte et de l’oubli. Du réel et de l’illusion. D’une certaine façon, un roman-monde qui porte aussi à les repenser : le roman, le monde. Nous tous. Les questions qui n’ont de réponses qu’en chacun d’entre nous.
Michel Host
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