À bout, Nathalie de Courson (par Catherine Blanche)
À bout, Nathalie de Courson, Editions Isabelle Sauvage, octobre 2019, 128 pages, 19 €
Voici un roman qui tient beaucoup de la prose poétique avec du mordant, du répondant. Qui fait rire. Qui bouleverse.
Il résonne en nous comme un écho à deux facettes. Familier et lointain. Douloureux et salutaire. Qui passe, passe encore et repasse. Revient sans cesse.
Une histoire de famille.
Avec les souterrains qui vont avec. Les choses tues de longue date ou lâchées trop vivement ; les plaies vives qui en résultent.
Devenu veuf depuis peu, le vieil About perd la tête ; son esprit en déroute vacille, déraille, disjoncte. Sa logique échappe.
Ses enfants font bloc autour de lui, se relayent, tentent de l’aider.
Deux garçons – Primus, Benjamin –, et trois filles aux prénoms musicaux – Triolette, Quartette et Quintette –, dont on écoute les pensées et les dits virevoltant, s’entrecroisant, se répondant autour de leur sujet central, le père.
Ce père, dont les aberrations maintenant sont foison. Tournées en dérision par les cinq (il faut bien garder la tête hors de l’eau), elles deviennent pour le moins cocasses.
Car la fratrie a la dent dure ; parfois féroce, sans concession. Chacun sa partition, avec de bonnes formules, le curetage peut être rude. L’esprit de répartie ne manque pas. On s’en amuse, et même si ça grince. Surtout si ça grince !
Le Grigou (ainsi rebaptisé par Benjamin) a encore des lucidités fulgurantes – « Je suis perplexe sur mon avenir […] Je perds la tête… Après 100 ans je ne vivrai pas beaucoup », et des peurs primitives – de celles qui racornissent le regard. Elles font rire (une bonne dose d’humour fait passer la pilule) mais les pleurs ne sont pas bien loin ; juste en-dessous.
Parce que dedans ces pages, il y a un récit dans le récit qui murmure à chacun d’entre nous. Partage des eaux, tiraillement incessant. Est-on prêt à entendre ? La potion sera plus ou moins douce, douce-amère, amère ou roborative. Mais – telle la pointe d’un fleuret – elle touchera.
En dehors des faits bruts égrenés du quotidien (qu’il faut bien aménager comme on peut, avec les termes qui vont avec, plus ou moins crus), beaucoup de rêves, cauchemars, ombres, apparitions, spectres traversent ces pages.
L’écriture sèche et précise – pas une once de gras, pas de fioriture – nous projette d’autant mieux dans le songe.
Ainsi même en pleine réalité, Benjamin raconte : « Tout a la netteté tranchante des rêves. Le monde est là et un élément s’effondre, un fragment de falaise s’effrite et tombe dans la mer ».
Musique des mots. Par touches. Rais de lumière. De couleurs. L’âme des êtres et des choses est partout. « Les choses grondants lézardent les murs ». Une économie extrême et des images qui se déploient : « Moi, morne, plage morne. Ciel ni bas ni haut, ni gris ni bleu. Mer loin, sable lourd, mouettes rauques ».
Parfois heurtant, souvent poignant. Parfois les deux. Avec la terre de l’ancien temps retournée et mise à mal, des mottes de nostalgie sont déterrées : « Que faire des choses de toujours ? […] On voudrait les faire parler, on les regarde, on les nomme, on les rumine. On ne comprend pas encore qu’elles ont déjà disparu. Les choses de toujours sont là et elles ont disparu. Elles sont là mais je n’en suis pas. Les choses de toujours ne sont pas des choses de toujours ».
L’auteur jongle, habile, et livre des pages grouillantes d’un récit des profondeurs. Pages imprégnées de délicatesse, de celle où suinte l’amour.
Avec la perte omniprésente.
Pureté du mot juste – autant de perles ; quelques pointes lyriques – autant d’échappées :
« Je découvre à mes pieds deux étoiles de mer, trois, quatre, cinq. Je suis une route d’étoiles, orange ou pourpres, ouvertes ou repliées, bras en croix, jambes qui dansent, bacchantes aux cuisses roses, pénitents ivres dans l’air iodé. Deux étoiles s’enlacent sous l’algue luisante et je plonge dans la salive des vagues ».
Parfum d’enfance, souvenirs profondément enfouis, terres du passé labourées, travaillées, retournées sans cesse…
Catherine Blanche
Née en 1951, Nathalie de Courson a passé son enfance et son adolescence à Madrid. Elle a publié Nathalie Sarraute La peau de maman (L’Harmattan, 2011) et Éclats d’école (Le Lavoir Saint-Martin, 2014), ainsi que des articles dans différentes revues. À bout est son premier livre de fiction publié.
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