300 millions, Blake Butler (par Yann Suty)
300 millions, janvier 2019, trad. (USA) Charles Recoursé, 550 p. 24,90 €
Ecrivain(s): Blake Butler Edition: InculteIl ne faut pas croire tout ce qui est écrit. Les mots inscrits noir sur blanc dans les pages d’un livre ne sont pas forcément les mots que l’on croit lire. Les mots ont aussi un pouvoir. Ils peuvent même être dangereux et, quand on s’en rend compte, il est trop tard. Si toutefois on s’en rend compte.
Gretch Garvey est une espèce de méta Charles Manson qui recrute des jeunes disciples pour l’aider à accomplir son grand dessein : anéantir toute la population américaine et permettre l’avènement de Darrel, la voix qui parle dans et à travers lui. Mais les policiers sont sur le coup. Quand ils l’arrêtent, ils découvrent une maison remplie de cadavres que les disciples de Gretch Garvey lui ont amenés et qu’il a en partie mangés.
Au début du roman, c’est Gretch Garvey qui parle et le texte est annoté par Flood, un policier. D’autres personnes interviennent, glissent par-ci par-là un mot, une remarque, précisent et rectifient certaines situations ou comportements. Dans la maison ont été retrouvées des malles pleines de vidéos. Pour les policiers, elles représentent des indices qui vont leur permettre de comprendre ce qui s’est passé et peut-être aussi de découvrir comment Gretch Garvey a réussi à convertir tous ces jeunes gens. Mais en visionnant les bandes, les policiers se retrouvent contaminés et tuent leur famille avant de se suicider. Ce n’est que le début de l’épidémie.
« Le nom de Garvey se propage. Les haut-parleurs médiatiques disséminent son image au moyen de téléviseurs dans les pièces reliées les unes aux autres dans un déferlement de pixels dupliqués. Son nom dans les journaux. Son nom dans les bouches. Sa tête apparaît à travers tout le pays, copiée en 2D, 3D, 4D (le quatrième D est dans la machinerie des rêves, il ravage les pensées des mères endormies et tous les autres, troublés par la description de la nature des actes meurtriers). Garvey devient célèbre et ainsi sa réputation croît, il est évoqué dans le même souffle que l’acteur de feuilleton, la diva décédée, le président, avec un intérêt fanatique ».
300 millions se place sous le patronage de Roberto Bolano, en s’ouvrant par une citation tirée de son livre-fleuve, 2666 : « Tous les cent mètres, le monde change ». Comme l’auteur chilien, Blake Butler s’intéresse au Mal. Il multiplie les visions d’horreurs, de scènes de mort, de charniers, comme de véritables tableaux. Le Mal a un sens artistique particulièrement développé. Il y a aussi des échos à La Maison des feuilles de Mark Z. Danielewski, avec cette maison qui semble changer de dimension quand on s’y aventure.
Une autre influence est sans conteste celle de William Burroughs. Comme l’auteur du Festin nu, Blake Butler s’intéresse au virus et à sa propagation dans le corps social, que ce soit par le biais du langage ou de la technique (ici les cassettes vidéo). Mais Blake Butler paraît un Burroughs qui garde une certaine maîtrise. Ou bien qui sait quand s’arrêter de prendre des drogues pour garder la main sur son récit. Jusqu’au moment où tout bascule.
Il y a une contagion des personnages, mais c’est tout le texte lui-même qui semble victime du syndrome. Blake Butler pousse son propos jusqu’à ses limites. La contagion est partout. Le livre ne va pas du tout dans la direction où on peut l’attendre. Ce ne sera pas une histoire de serial-killer comme tant d’autres (même si celle-ci est particulièrement originale, avec l’un des plus forts pitchs rencontrés dernièrement), ainsi que le laissait soupçonner le début. C’est une histoire de serial-killer, mais c’est aussi quelque chose de bien plus vertigineux. Dès qu’on commence à avoir des certitudes, elles sont mises à mal, comme si le récit mutait lui-même au fil de la lecture. Les repères habituels s’effacent, on est désorientés. La lecture devient une véritable expérience. Le risque, dans ces cas-là (comme chez Burroughs, d’ailleurs), c’est de perdre le lecteur en cours de route. Parfois, il est difficile de garder le fil. Certaines scènes sont inutilement longues, d’autres un peu répétitives. Le tempo fléchit, l’écriture s’alourdit. Blake Butler devient même agaçant.
On a l’impression que l’auteur s’est fait prendre à son propre jeu. Son texte a lui aussi été victime d’un virus. Malheureusement, un virus a tendance à affaiblir le corps plus qu’à le régénérer et à le rendre plus fort. Comme dans une maladie, il y a parfois des rémissions. On pense que le mal va être vaincu. L’espoir renaît avec de nouvelles fulgurances stylistiques. Mais au fond, cet espoir ne pouvait être que vain : ce virus va détruire 300 millions de personnes.
Pour tout dire, on en veut un peu à Blake Butler. Son roman portait les germes – pour rester dans le registre médical –, d’un très grand livre, mais il s’est quelque peu perdu au fil de son histoire. Au final, 300 millions propose des moments époustouflants, des visions baroques et grandioses, mais il y a aussi, malheureusement, de trop nombreuses pages peu digestes. Le roman est sans doute également un peu trop long. Heureusement, dans la littérature, le chaud et le froid ne font pas du tiède. De la même manière que, quand on est dans une montagne russe, ce n’est pas parce que la montée est tranquille et la descente et les loopings riches en sensations qu’au final vous avez vécu une expérience mitigée. L’un n’annule pas l’autre.
« Je me rappelle que les choses que je me rappelle plus sont plus nombreuses que les choses que je me rappelle, bien que je ne me rappelle plus aucune désormais, si ce n’est ce qui me fait croire que je viens de dire est vrai ou pourrait jamais l’être ».
Il n’est pas ici question de critiquer négativement la traduction. Pour cela, il aurait fallu comparer la version française avec l’originale. Certains partis-pris du traducteur peuvent cependant interroger, comme le recours à plusieurs reprises à l’écriture inclusive qui apparaît comme une interprétation un peu trop personnelle du propos de l’auteur.
Yann Suty
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