1984, George Orwell, Gallimard Folio : à propos de la "nouvelle" traduction (par Didier Smal)
1984, George Orwell, Traduction : Amélie Audiberti, mai 2021, 416 pages, 8,60 € Traduction : Josée Kamoun, mai 2020, 400 pages, 8,60 €
Ecrivain(s): George Orwell Edition: Folio (Gallimard)
À propos de la « nouvelle traduction » de 1984
Qu’est-ce que traduire ? Trahir, dit un adage d’origine transalpine. Oui, trahir, car un idiome n’est pas l’autre, parce que Dieu a interdit aux hommes de se transformer en briques, de briqueter des briques, parce que Dieu a empêché l’uniformité en abattant la tour de Babel et en dispersant les peuples et en les diversifiant par la langue. Belle offrande, celle de la différence et de la richesse qui en découle. Trahir, donc, parce qu’un mot n’est pas une réalité transposable d’une langue à l’autre. Trahir, aussi, parce que la première phrase de Mr. Vertigo de Paul Auster, « I was twelve when I first walked on water », est bien plus musicale que significative, et qu’en rendre le rythme et les notes en français est impossible. Il faut être en paix avec cette trahison, voire l’assumer.
Certes, il fut une époque où l’assumer a pu relever du massacre, et on a déjà parlé ici de la traduction qu’on va appeler « à la Queneau », qui se servait d’un dictionnaire bilingue et n’était pas le seul avant 1950 : souvenir particulier, en lisant un Dos Passos défraîchi, d’un « fraîche comme un concombre », traduction mot à mot d’une expression idiomatique anglo-saxonne, mieux traduite par « fraîche comme une rose »… Puis on sait le caviardage dont ont été victimes nombre de romans par le passé, en particulier ceux publiés dans la Série Noire de Duhamel : des paragraphes entiers avaient été purement et simplement ignorés parce qu’ils allaient augmenter le nombre de pages d’un volume à destination d’un public désireux de lire vite fait son roman policier vespéral. Dans ces cas spécifiques, traduire à nouveau relève de la restauration d’œuvre – même si on peut relever, sans nulle ironie ou goût du paradoxe, un bémol de type culturel, développé ci-après. De même, on peut célébrer le fait qu’en français Robinson Crusoé ait été depuis peu délesté des tournures insupportables de Pétrus Borel – le dépoussiérage a ici relevé de la résurrection.
Bref, la traduction nouvelle est à la mode, qu’on le veuille ou non, justifiée ou non, parfois pour le meilleur (on peut penser, même si on ne parle pas un mot de russe, au travail de Markowicz pour l’œuvre de Dostoïevski, par exemple : elle y gagne un relief saisissant, une étrangeté bienvenue – une « russitude » ?), mais souvent juste pour un effet de manche éditorial franchement désolant. A déjà été évoqué ici aussi la seconde traduction de Se una notte d’inverno un viaggiatore de Calvino : le titre seul, Si une nuit d’hiver un voyageur (et tant pis pour le stylistiquement joli « par », absent en italien mais plein de sens en français) disait toute la volonté de se démarquer de la première traduction, au risque de cette fois-ci réellement trahir le texte ou y coller au détriment de l’élégance en français. Et rien qu’en feuilletant la nouvelle traduction de L’Île au trésor chez Tristram, on éprouve un mal-être total : à quel point faut-il s’écarter de l’intention de Stevenson pour pondre pareil texte illisible à tout adolescent ?
La meilleure solution, quant aux traductions erratiques premièrement commises en français, c’est dans un domaine pourtant décrié qu’on le trouve : la science-fiction. Les traductions parfois un rien laborieuses publiées à l’origine chez Denoël, durant les années soixante, soixante-dix, ont été tout simplement « révisées » lors de leur réédition chez Folio durant les années nonante et deux mil. Solution élégante et pleine de bon sens : on reprend la première traduction et on l’amende ; le re-lecteur y trouve à la fois son compte et son plaisir. Son plaisir ? Oui, celui de la reconnaissance. Car cette mode de la retraduction, à certains égards, fait fi d’un phénomène dont il faudra pourtant un jour tenir compte : l’existence de tel ou tel texte dans une culture donnée, dans telle ou telle version, et son impact sur cette culture. Ainsi, Last Exit to Brooklyn a existé durant des décennies en français sous la plume de Jeanne Colza, il a marqué des esprits, il a pu former une génération artistique en français – qui se reconnaîtra, sans juger en rien de la traduction effective, dans la version de Carasso et Huet ? Le livre a-t-il eu en 2014 le même impact qu’au début des années soixante-dix, surtout que le temps, depuis sa première publication et son époque, a coulé sous les ponts ? Qui vivra avec cette nouvelle traduction comme on a pu vivre avec l’ancienne ? Je n’ai aucune réponse à proposer ; je pense que la prégnance d’une œuvre dans une culture, selon la version disponible, est un phénomène encore à étudier.
Ceci nous amène à la traduction de 1984 par Josée Kamoun en 2018, présentée alors comme un événement éditorial au point que c’est mentionné sur la couverture de la récente édition de poche, mais qui ressemble plutôt à une mise en pièce moderniste du roman d’Orwell. Dire qu’elle déçoit est une chose, acceptable ; dire qu’elle relève de la plus haute trahison, tant du texte que de son esprit, en est une autre, intolérable. Plutôt que disserter, montrons. Voici le premier paragraphe de 1984, successivement dans la version anglaise, dans la traduction d’Amélie Audiberti en 1950 (la traduction qui a implémenté 1984 dans la culture francophone soit dit en passant, et qui est désormais rééditée en poche… par le même éditeur !) et dans la traduction de Josée Kamoun.
« It was a bright cold day in April, and the clocks were striking thirteen. Winston Smith, his chin nuzzled into his breast in an effort to escape the vile wind, slipped quickly through the glass doors of Victory Mansions, though not quickly enough to prevent a swirl of gritty dust from entering along with him » (Orwell, 1948).
« C’était une journée d’avril froide et claire. Les horloges sonnaient treize heures. Winston Smith, le menton rentré dans le cou, s’efforçait d’éviter le vent mauvais. Il passa rapidement la porte vitrée du bloc des Maisons de la Victoire, pas assez rapidement cependant pour empêcher que s’engouffre en même temps que lui un tourbillon de poussière et de sable » (Audiberti, 1950).
« C’est un jour d’avril froid et lumineux et les pendules sonnent 13:00. Winston Smith, qui rentre le cou dans les épaules pour échapper au vent aigre, se glisse à toute vitesse par les portes vitrées de la Résidence de la Victoire, pas assez vite tout de même pour empêcher une bourrasque de poussière gravillonneuse de s’engouffrer avec lui » (Kamoun, 2018).
Les choix d’Audiberti sont liés au style ; elle divise ainsi en deux la première phrase d’Orwell pour une question de rythme, elle n’alloue qu’une seule porte aux « Maisons de la Victoire » et, avec une certaine logique, transforme « gritty dust » en poussière et sable. Tout cela est compréhensible et fait partie de la « trahison » inhérente à toute traduction.
Par contre, les choix de Kamoun sont aussi étonnants et aberrants qu’injustifiables. Le passé devient de l’indicatif présent ; l’heure en toutes lettres devient chiffrée ; le vent devient « aigre », mot dont le sens peut difficilement être appliqué au vent ; « Mansions » devient « Résidence », sens plausible mais peu en rapport avec la réalité russe implicitement présentée par Orwell ; « though » devient « tout de même » (ah bon ?) ; « swirl », dont le sens est bien « tourbillon », devient « bourrasque », ôtant toute visibilité au phénomène décrit par Orwell ; la poussière, qui aurait pu être « granuleuse », devient « gravillonneuse » – Kamoun a-t-elle vu des gravillons portés par le vent, si oui, où les a-t-elle vus ?
De ce simple relevé surgit une évidence : cette « nouvelle traduction » a pour objet essentiel de se démarquer de la précédente, au risque même de tout à fait trahir le texte d’Orwell, quitte même à lui donner une modernité improbable – « 13:00 », c’est envisageable, bien que stylistiquement laid au possible, dans un univers où existent communément des horloges digitales, c’est-à-dire un univers bien postérieur à celui dans lequel vivait Orwell. On pourrait continuer le relevé des différences entre les deux traductions, et donc des écarts que se permet Kamoun avec le texte original pour justifier cette « nouvelle traduction » et donc l’événement éditorial créé de toute pièce (avec l’impact économique espéré) ; juste pour le plaisir, mentionnons deux paragraphes plus loin (en anglais), un « fruity voice » qui passe de « voix sucrée » (Audiberti) à « voix gourmande » (Kamoun) ; lors d’une prochaine traduction, qu’on dise carrément qu’elle est « sensuelle », cette voix, cessons de chipoter !
Mais le pire est la modernisation du texte, c’est-à-dire sa propulsion vers l’univers, le nôtre, contre lequel met en garde Orwell. « Newspeak », dont la traduction par Audiberti par « Novlang » est passée dans la culture populaire francophone, devient « Néoparler » : trop scientifique, trop peu fluide, trop peu démagogique – cela trahit le mot créé par Orwell. Mais le pire est « Thought Police » et « Crimethink », qui évoluent respectivement de « Police de la Pensée » à « Mentopolice », et de « Crimepensée » à « Mentocrime ». Ce qui pose problème, c’est que même en remontant au latin, Kamoun fait passer le propos d’Orwell de la pensée à l’esprit, et donc le trahit. Elle vide un mot de sa substance, et fait donc le jeu de ce contre quoi Orwell met en garde. Lénine avait une expression pour ceux qui avaient cette attitude, il les appelait les « idiots utiles ».
De toute façon, il semble bien que l’éditeur de cette « nouvelle traduction » se soit rendu compte de son erreur, puisque Gallimard réédite chez Folio la traduction d’Audiberti ces jours-ci, sous une couverture puissante. Si seulement la reconnaissance de cette erreur pouvait servir de leçon à d’autres éditeurs en mal de coups éditoriaux… Rafraîchir une traduction, c’est excellent ; en proposer une autre avec pour seul objectif de se démarquer des précédentes, au risque même de proposer un texte quasi illisible, c’est vain.
Quant à savoir s’il convient de relire 1984, osons être paradoxal et répondons par la négative – alors qu’on a dit le contraire il y a six ans sur le présent site littéraire. Non pas parce que le texte aurait mal vieilli (comme tout roman de science-fiction, il pèche par son anachronisme eu égard à ce qu’est effectivement devenu son avenir), ou parce que ses mises en garde sont obsolètes – mais bien parce que, justement, ses mises en garde sont toujours d’actualité et que personne n’en a cure. Il est lassant d’entendre des gens se revendiquer de 1984 ou de Fahrenheit 451, du Meilleur des mondes ou d’Un bonheur insoutenable tout en se vautrant dans le laid dont avertissaient ces œuvres, tout en l’acceptant au nom de « c’est ainsi », de « on ne va pas changer le monde », de « il faut bien accepter le progrès ». Ces gens en parlent dans leurs échanges sur les réseaux sociaux, et cela revient à vouloir parler de chasteté au milieu d’une partouze ; autant se retirer, au propre comme au figuré. Dans un monde où le lexique utilisé de façon courante se réduit comme peau de chagrin, où une icône fait office de commentaire sur un réseau social, où l’image, mal foutue de surcroît, remplace le propos, où des articles sur des publications en ligne sont précédés du nombre de minutes probable de lecture, où les opinions sont de plus en plus clivées et réduites à des slogans, où l’amour est devenu un commerce comme un autre sous puissante égide algorithmique, relire 1984, c’est la garantie d’un accès de mélancolie : comment a-t-on pu faire preuve d’autant d’aveuglement face à l’avenir qui est désormais notre présent, alors que des auteurs mettaient en garde, sans boule de cristal, juste en observant leur présent qui est devenu notre passé ? Faute d’une réponse, je préfère relire plutôt, d’Orwell, Une fille de pasteur, Le Quai de Wigan ou Hommage à la Catalogne, puis le petit recueil d’articles Tels, tels étaient nos plaisirs – au moins Orwell parle-t-il encore, dans ces écrits-là, une langue magnifique, celle de l’espérance.
Didier Smal
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