Vivre avec sans, Adagio maladie, Anne Sultan (par Yasmina Mahdi)
Vivre avec sans, Adagio maladie, Anne Sultan, éditions des femmes Antoinette Fouque, octobre 2023, 64 pages, 12 €
Edition: Editions Des Femmes - Antoinette Fouque
Désarticulation
Le titre de ce récit-poème écrit par Anne Sultan (née en 1967, danseuse et chorégraphe durant vingt ans, aujourd’hui autrice et metteuse en scène), Vivre avec sans, sonne comme en un espace dramatique et participe d’une double injonction paradoxale : « vivre avec sens » ou « vivre avec sang ». En effet, une jeune femme tente de survivre malgré un pronostic vital engagé, retrouvant du sens à son existence, perdant beaucoup de sang et souffrant de même… Le texte de l’auteure est construit par de très courtes phrases, certaines pronominales, se réduisant parfois à un seul mot. L’Adagio maladie, c’est le tempo lent de l’affection, du traumatisme.
L’écriture durassienne, blanche – où des « petites phrases courtes, essentielles, disent tout par l’ellipse. Les frissons, les chagrins, les extases, les désirs assassins sont réduits à l’essence » [Bona, Le Quotidien de Paris, 1984] –, reprend aussi le ton de Nathalie Sarraute lors des hésitations de la protagoniste du oui et du non scandés, de la rupture par les points et les formes interrogatives : « En secret vivre avec la douleur sans partage mon corps deux fois ». Anne Sultan joue sur le double sens des mots, sur leur poids, leur performativité – comme l’a expliqué le philosophe John Austin, dans un texte célèbre : Le langage a une action sur le réel. Anne Sultan, plongée dans un réel horrible, use d’une élocution à l’arraché, au bord du gouffre.
Vivre avec sans s’apparente à une confession qui s’achemine avec difficulté et retenue, dépositaire d’un secret (le lien à la judéité), qui sort de la gorge par spasmes. Alcool et sang se mélangent lors des prises de boissons et des intubations, comme dans un sablier ; liquides érubescents… La préoccupation d’Anne Sultan, c’est de décrire : « Quel visage a ma maladie ? ». La comparaison avec Marguerite Duras s’appuie également sur l’expérience de l’alcoolisme, sujet tabou quand il s’agit de femmes addictives. Les phases de l’hospitalisation sont notées précisément. La danseuse est « désarticulée, poupée chancelante et fragile ». Son corps est « désaccordé discordant imbibé de fêlures internes ». Somme toute, la langue suit la désarticulation du corps, mais l’auteure la réarticule, « arpente » sa vie, sa dépendance.
La femme se noie, la vie s’échappe, les poisons à long terme imbibent le corps, la peau, les organes essentiels et ce qui est caché – l’interdit, l’enfance – revient à la surface, servant de bouée de sauvetage. Adagio maladie. Avec le soin, la marche de la vie reprend, certes, très lentement. Mais comment faire pour ramener l’énergie et l’allégresse ?
Avec des fragments éclatés, de la dissonance, Anne Sultan a composé une autobiographie très personnelle. Elle s’adresse également à plusieurs êtres en proie à l’assuétude, habitude qui implique un état dans lequel une personne manifeste un besoin irrépressible, souffrant d’un pénible état de manque lequel entraîne la répétition d’un comportement à l’égard d’une substance.
Yasmina Mahdi
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