Œuvres complètes I, Roberto Bolaño (par Philippe Chauché)
Œuvres complètes I, février 2020, trad. espagnol (Chili) Robert Amutio, Jean-Marie Saint-Lu, 1227 pages, 29 € (25 € jusqu’au 31 août 2020)
Ecrivain(s): Roberto Bolaño Edition: L'Olivier (Seuil)
« Celui qui cligne des frontières s’appelle Destin
mais moi je l’appelle Petite fille Folle.
Celle qui court très vite sur les lignes de ma main
s’appelle Destruction
mais je l’appelle Petite fille Silencieuse
Avui i sempre,
Amics ».
Les Editions de l’Olivier se lancent dans une étourdissante aventure éditoriale : publier l’ensemble des poèmes, des courtes histoires et des romans de Roberto Bolaño, qui doit s’achever en 2022.
Ce premier volume rassemble des Poèmes Epars, ceux que l’écrivain n’avait pas choisi d’insérer dans L’Université Inconnue, ou encore Amuleto – « Ça va être une histoire de terreur. Ça va être une histoire policière, un récit de série noire, et d’effroi. Mais ça n’en aura pas l’air » –, les trois premières phrases de ce court roman définissent avec une grande précision les histoires que Roberto Bolaño raconte, le style qui est le sien, cet art du mélange, du plan serré, de saisissement, parfois de l’effroi, du doute, et de l’heureuse distance amusée. Enfin ce sont Appels téléphoniques, Autres histoires, comme autant de romans en devenir, et Etoile Distante qui clôt ce volume exceptionnel, par sa force, sa densité, et son originalité – « Et à leur suite la nuit pénètre dans la maison des sœurs Garmendia. Et quinze minutes plus tard, peut-être dix, quand ils partent, la nuit ressort, tout de suite la nuit entre, la nuit sort, efficace et rapide ». Au Chili, l’écrivain a vu la mort saisir et retourner la vie de la jeunesse débordante et débordée de joie et de révolte, la nuit forcer les portes et les fenêtres. Il n’a rien oublié des visages disparus, devenus invisibles, prouvant que seul l’art de roman pouvait les sauver de l’oubli. Force, densité, et originalité de la poésie de l’écrivain chilien, comme des instantanés que la mémoire a transformés, des croquis saisis sur l’instant que l’écriture a lézardés. L’écrivain a des visions, sa mémoire touchée par de vives inspirations. Tout y est toujours limpide et fragile. Il est à Barcelone dans le Barrio Gótico, ou dans La Salle de lecture de l’Enfer – « Du Chili je ne me rappelle qu’une enfant de douze ans – dansant seule sur une allée de gravier » –, poèmes où les corps sont mis à nu, ou l’on salue des Troyens – Admirables citoyens de Troie –, et où l’on se livre à un Tour du monde en 56 paragraphes de la littérature – « J’ai rêvé que je traduisais le marquis de Sade à coups de hache. J’étais devenu fou et je vivais dans une forêt ». L’écrivain marche, boit un café-crème, écoute les voix des amis perdus, et écrit. Rien n’est simple pour l’écrivain gardien de camping, mais il ne cesse d’écrire, des courts poèmes, des fictions fragiles, qui vont donner plus tard naissance à de grands et beaux romans. Le succès se fait attendre, alors il attend, il viendra, et il est venu.
« Tous les biens du monde
passent très vite dans sa mémoire
Sauf la renommée et la gloire
(Et la faim et les yeux aimés
qui t’ont regardé pleins de peur
et les voitures arrêtées
dans les rues figées de
Barcelone)
Sauf la renommée et la gloire ».
Juan del Encina
Roberto Bolaño est un chercheur d’or, qui dévoile des veines éblouissantes, un orpailleur qui voit comme personne ce qui se cache, dans une rue, à la terrasse d’un café, dans une chambre faite de soie et de désordre, qui passe au tamis du poème des éclats de romans. Ses poèmes sont des jeux de piste aux mille ouvertures romanesques, quelques lignes offertes à son complice Mario Santiago, avec qui il inventa au Mexique l’Infraréalisme (1) – « Je me souviens d’une photo qu’il m’a envoyée d’Israël, Roberto Bolaño – une simple photo de métro. – Et ses yeux tournés vers le ciel. – Au dos : des paroles d’une chanson – le ciel se couvre – on dirait qu’il va pleuvoir ». En quelques mots tout est annoncé : un détective attablé, des villes étrangères, seule la radio traverse le silence, maintenant tu te promènes en solitaire sur les quais de Barcelone. Roberto Bolaño est un styliste qui ne cesse d’en brouiller les traces, la force de ses poèmes et de ses courts romans, c’est leur simplicité, leur transparence, leur beauté, la terreur qui parfois s’y glisse, le passé chilien et mexicain y côtoie l’instant barcelonais : « J’ai rêvé que j’étais un vieux détective latino-américain et qu’une Fondation mystérieuse me chargeait de trouver les actes de décès des Latinos Volants. Je voyageais dans le monde entier : hôpitaux, champs de bataille, pulquerias, écoles abandonnées ». Ce premier volume des œuvres complètes est une étourdissante déambulation littéraire, que l’on peut suivre page à page, ou ouvrir au hasard, comme dans une loterie imaginaire, aux heureuses surprises.
Philippe Chauché
(1) Infraréalisme mouvement poétique fondé en 1975, ces poètes âgés à l’époque de 15 à 22 ans sont pour certains très engagés politiquement, autour notamment de la mouvance trotskyste, ils se définissent comme des poètes rebelles. Les Détectives sauvages parodie cette épopée qu’il a traversée.
Roberto Bolaño né en 1953 au Chili, il est mort en 2003 à Barcelone, on lui doit onze romans dont : Des Putains meurtrières ; Les Détectives sauvages ; Le Gaucho Insupportable ; 2666 (Christian Bourgois, publié un an après sa disparition).
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