L’ami, Sigrid Nunez (par Sandrine Ferron-Veillard)
L’ami, Sigrid Nunez, août 2019, 269 pages, 20,90 €
Edition: Stock
Que sont les premières secondes d’une lecture ?
À l’instar des premières images que provoque une rencontre. Rejet ou attirance. L’émotion immédiate dans les yeux, dans la gorge, dans le ventre. Une accroche indéniable. Une couleur, une voix surtout. Un « bon » livre dès la première seconde, non pas par ce qu’il prétend être mais par ce qu’il provoque d’emblée.
« Une bonne phrase commence par une pulsation ».
Ce livre est une leçon d’écriture, au sens propre comme au sens figuré (et sans mise en abîme !). De l’humour, du ton et une absence de larmoiements. Taillée dans le bloc, une architecture millimétrée, une architecture qui tient parce qu’elle a une portée, un horizon à magnifier. Un plan de coupe en douze parties. Douze. Le genre de livre à conserver dans une bibliothèque pour y revenir, pour la colométrie d’un ensemble lorsque les livres se tiennent les uns contre les autres, la tranche offerte. Voilà tout est dit ! Fin de la chronique !
Est-ce absolument nécessaire de qualifier le genre du livre ? Sa grammaire ? L’époque ne s’y prête guère plus. Roman, conte, récit, fiction, auto ou pas, les termes peinent à s’accorder et les auteurs avec. Préférons le terme autopsie. Une lettre posthume, longue et pleine, écrite d’un seul souffle. Le souffle de l’ami défunt. L’ami suicidé. Cette foule de détails qui émergent alors, quand l’ami va en terre et devient littérature. L’arrachement des êtres, la fragmentation des fibres, l’éclatement et la décomposition des corps, rendus réels par l’harmonie entre la langue et la pensée, rendus possibles par la puissance d’une langue et d’une pensée. L’impuissance d’un déchirement. L’ami, non pas l’amant, non pas l’ami du même sexe, mais l’ami sur l’autre bord, au-delà des séductions et des sexes (qu’ils soient sociaux ou biologiques), au-delà des projections filiales frère-sœur, au-delà des autres, en deçà de l’existence.
De quelle nature est l’amitié entre une femme et un homme.
Le cadre ?
Aucun.
New-York. Le métier d’écrivain, le milieu littéraire et académique. Le milieu. Et ce que délaisse l’ami de lui, non pas le mot mais ses biens, ses écrits, ses femmes numérotées, de l’épouse numéro 1 à l’épouse numéro 3. Des fragments à reconstituer. Jusqu’à la page 52. Son chien. Page 57. La narratrice-amie a cédé. Elle a pris le chien. Pris ? Adopté, recueilli, hébergé. Le verbe se fera sa propre chair. S’abstiendra d’un anthropomorphisme sauvage.
« Pendant ce temps, je continuais de me battre avec mon roman. Jusqu’au jour où je me suis dit : Et si tu ne l’écrivais pas, ce livre. N’y avait-il pas un milliard d’autres personnes prêtes à prendre ta place pour gratifier le monde d’un nouveau roman ? N’y avait-il pas d’ailleurs déjà trop de romans dans le monde ? Pensais-je honnêtement que le mien manquerait à quiconque ? Et pourrais-je un jour justifier d’avoir utilisé mon existence, ma seule et précieuse liberté, à une chose dont je savais qu’elle ne manquerait à personne si je m’en abstenais ? ».
Bien sûr, il serait aisé de prétendre que ce livre s’adresse à tous ceux qui aiment les animaux. Ils auront le cœur serré et se reconnaîtront. Leurs plaies saignent encore. Quant à ceux qui les ignorent ou les redoutent (ceux qui les maltraitent ont peu de chance de lire ce livre), ils se souviendront. Lorsque leur première innocence fut blessée. Ils se souviendront de la séparation et du chagrin. Le livre également pour tous les critiques, professionnels, déclarés, honnêtes ou anonymes. Les pages 151, 152, 153 sont jubilatoires.
« Comme d’autres écrivains, tu te retrouvais désormais régulièrement condamné ou porté aux nues pour des choses qui ne t’avaient jamais traversé l’esprit, des choses que tu n’avais jamais exprimées, ni même eu l’intention d’exprimer, des choses qui représentaient en gros l’opposé de ce que tu croyais réellement ».
Sans doute parce que chacun écrit ce qu’il croit lire, lit ce qu’il croit voir. « Que sommes-nous, (…), si ce n’est deux solitudes se protégeant, se complétant, se limitant et s’inclinant l’une devant l’autre ? ».
Des pages magnifiques d’amour, des pages de deuil, l’invitation remarquable à vivre l’amour, le vivant, l’élégance, l’amour des mots, amour des êtres, amour des corps, vivre d’amour pour vivre la mort. Tout n’est qu’une question d’amour. Incarner pleinement l’amour quel qu’il soit et son revers. Magnifiques, remarquable, autant d’adjectifs déclinés pour signifier ce que peut être la Vie lorsqu’elle est écrite. L’injonction et le rappel de la beauté du monde, non pas en lui-même mais par ses faits et les êtres qui le mettent en mouvement.
Qu’ajouter de plus pour vous pousser, amis lecteurs, à lire d’urgence un des meilleurs opus de cette rentrée littéraire ?
La feinte, la faille, la projection devenue réalité à la fin et toute la maîtrise de l’auteure pour brouiller les lignes au sol entre le vivant et le funeste, les personnages et les êtres, la vérité et le réel, le réel et la fiction, supprimer toutes les frontières qui ont perduré jusqu’à ce jour. En littérature. Comme si aujourd’hui elles n’étaient plus pensables, plus tenables. La fiction est la réalité et la réalité fiction, peu importe, les deux se désagrègent, s’annulent au contact des êtres qui s’en emparent. Rompre définitivement et cesser le débat pour enfin accepter que rares sont les inventions, si précieuses sont les découvertes. Et ce livre en est une.
Sandrine-Jeanne Ferron-Veillard
Née en 1951 à New-York, Sigrid Nunez est l’auteure de sept romans et d’une biographie, Sempre Susan, Souvenirs sur Sontag (13e note éditions, 2012). Son dernier roman, L’Ami, lauréat du National Book Award en 2018, est en cours de traduction dans vingt pays.
- Vu : 1935