Gazelle, je t’enverrai, Amir Gilboa (par Philippe Leuckx)
Gazelle, je t’enverrai, Amir Gilboa, LansKine éditions, mars 2021, trad. hébreu, Emmanuel Moses, 72 pages, 14 €
Edition: Editions Lanskine
Venu d’Ukraine en Palestine en 1937, Gilboa a fait paraître en 1972 ce recueil, à la fois intime, engagé, onirique. Les poèmes y sont les expressions fortes et tendues de ce qui a tissé sa vie, fortes aussi des « chemins » qu’il a dû prendre pour la rendre égale, supportable.
En effet, nombre de chemins traversent en tous sens ce livre apaisé, où un cœur aimant, où un cœur se souvenant, trame l’épaisseur de sa vie. Il est toujours en quête, cet homme, il voit son cœur comme une « gazelle » blessée ; il chemine pour se retrouver ou se trouver. Sans doute le rêve est-il à même de l’approcher de sa vérité, encore qu’il faille trouver la frontière, ne plus entendre « aboyer sa vie », ne pas devoir quitter une ville qui est la sienne.
Peut-on entendre ici la quête du migrant qu’il fut à vingt ans ? Peut-être que, rêve mis à part, ce voyage premier lui est resté comme un périple intérieur.
Les poèmes sont brefs, ont le naturel de leur impression, comme si, jour après jour, chiffre après chiffre (les poèmes sont regroupés sous la bannière des 9, 7, 5…), le poète révélait tous ses visages.
Il y a chez ce poète la jeunesse du chemin à enfourcher, la tension de la vie, de la naissance, et la sensuelle certitude de son secret « mon visage dans les roses ».
Sans cesse sur la route, il a le temps de « fuir » la peur ; il a le temps de se pressentir, de voir où il va encore, enfin, toujours cheminer :
Venir libre dans une ville assiégée (p.12)
Passer lentement. Ne pas marcher.
Marcher, conquérant la distance un pas et encore un pas et encore un pas à faire (p.64)
Sans cesse en quête, en recherche, d’une paix, de l’autre, il sait qu’il « sera pour toujours le captif de mon sauveur », quelqu’un qui puisse le rendre libre, léger, apaisé.
Pourtant, le lyrisme qu’il déploie n’est pas vain ni les belles images d’« heure dénuée d’ombre » ; Amir nous est proche comme un frère de combat, qui sent contre lui le nœud de la vie, et la force de l’existence à préserver coûte que coûte. Ainsi s’adresse-t-il à nous comme un autre lui-même, qui lui prêterait ses vêtements, dont il partagerait la vie simple.
Le poète préserve aussi son secret, même s’il nomme son cœur « gazelle », il ne s’épanche pas ni ne dit ce qui lui brûle la poitrine, son amour reste secret, et c’est beau, pudique, limpide.
Il y a là une voix qui vous prend la main, éveille votre conscience, « en train de germer dans le ventre d’une grande miséricorde ».
Cependant, il se questionne, à vif, au cœur de l’écriture :
Ce n’est pas un temps pour les poèmes. Pas un temps (p.25).
Qu’il se rassure, il a trouvé le chemin des lecteurs et celui de leur cœur. Notre lecture a donné à boire à la gazelle assoiffée de liberté.
Un magnifique recueil de vie, écrit avec la légère gravité des grands.
Philippe Leuckx
Amir Gilboa, né en 1917 à Radziwillow, en Ukraine, arrivé en 1937 en Palestine mandataire, a vécu à Tel Aviv, où il a travaillé comme éditeur. Il est mort en 1984. Gazelle, je t’enverrai est paru la première fois en 1972.
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