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Conversations avec le maître, Cécile Wajsbrot (par Laurent Fassin)

Ecrit par Laurent Fassin 13.09.23 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman, Denoël

Conversations avec le maître, Cécile Wajsbrot, Denoël, 2007, 176 pages

Edition: Denoël

Conversations avec le maître, Cécile Wajsbrot (par Laurent Fassin)

(premier roman du cycle intitulé Haute Mer*)

 

Cécile Wajsbrot interroge notre monde. Depuis son premier roman, un clair hommage à Virginia Woolf, ses préoccupations font écho aux bouleversements dont l’humanité, pour une large part, doit être tenue pour responsable. Afin d’en rendre compte, la nécessité qu’elle ressent de la littérature l’a conduite aussi bien à privilégier la forme romanesque qu’à ouvrir de nouveaux champs au profit de celle-ci. Ce faisant, son écriture intériorisée appréhende béances et tumultes face auxquels notre conscience – exposée aux émotions les moins maîtrisables, aux épreuves les plus menaçantes – cherche à se frayer un chemin.

L’imposant volume intitulé Haute Mer, conçu à la manière d’un cycle (la veine créatrice au risque de l’assèchement, de la disparition ou de l’oubli en constituant la trame) réunit cinq de ses opus, lesquels ont d’abord paru séparément : Conversations avec le maître (2007), L’Île aux musées (2008), Sentinelles (2013), Totale éclipse (2014), Destruction (2019). « Chacun de ces romans, écrit Cécile Wajsbrot dans son avant-propos, est comme l’île d’un archipel en haute mer… ».

Conversations avec le maître, première des îles explorées, évoque la rencontre entre un compositeur entouré de mystère et l’employée d’une agence immobilière, dont la discrétion et l’attention soutenue à l’autre favoriseront les confidences de son interlocuteur. Au gré de leurs échanges, d’abord dans un café puis au domicile du musicien et selon un rituel imposé par ce dernier, lequel ne variera guère (il prépare le thé, elle semble s’effacer, il livre des clés sur son art), ces deux êtres parviennent à nouer une relation de confiance, impalpable par essence. Un espace se dévoile dont l’artiste mesure la grandeur qui use ses forces. Celle qu’il a prise à témoin de ses aspirations et de ses doutes le moment venu les consignera par écrit. Elle mènera cette tâche à bien, sans viser l’éclat, fidèle en cela à la parole du maître évoquant l’alto ; « un instrument étrange qu’on distingue à peine du violon, il est plus grand de deux centimètres et demi, le son en est plus grave, un peu plus sombre ».

Spectateurs plongés dans l’ombre, étonnés, puis troublés, nous tendons l’oreille pour ne rien perdre de ces mouvements où alternent dits et silences. Singulièrement, c’est l’incommunicable qui affleure au fil des réflexions du maître : « Et moi, demandais-je, ceux qui ne composent pas, qui ne veulent pas particulièrement créer une œuvre ? Tout est possible, disait-il, le travail, l’amour, la foi – pourvu que vous placiez quelque chose au-dessus de vous ». Dès lors, en ce roman voisinant avec l’ineffable, chaque audace, chaque retrait, chaque vérité suggérée ou constat désarmant aiguise notre sensibilité (saisissantes, par exemple, sont les scènes où la narratrice s’émeut au contact d’une inconnue qui a su capter son regard, se sachant déracinée.)

Les découvertes que le musicien et sa confidente auront faites ou feront sur le mode qui les retient, lorsqu’à leur mémoire se mêleront le don du présent et l’espoir – aussi contrarié soit-il – d’un avenir, trouveront à s’épanouir en cette temporalité-là – à l’abri de la vie ordinaire, mais soulignant la solitude irréductible de chacun et de tous : « (…) nous avons tellement l’expérience des absences que nous sommes prêts à nous vouer à n’importe quelle présence ».

Méditation captivante et inquiète sur le besoin d’expression, l’inspiration, l’art de la composition, l’harmonie enfin en lutte contre le chaos, partition dès lors sur le temps qui passe, et surtout navigation au-dessus des gouffres ce livre, Conversations avec le maître, emprunte au répertoire classique des XIXe, XXe et XXIe siècles (Beethoven, Schubert, Moussorgski, Fauré, Rimski-Korsakov, Bartók, Schönberg, Chostakovitch, Penderecki, Berio, Takashi Yoshimatsu) ses élans magistraux, à la recherche toute de tension d’une musique défiant le vide, s’élevant : « La voix, disait le maître, j’aimerais composer un quatuor sans instruments, avec un soprano, un baryton et deux altos ».

 

Laurent Fassin


* Cécile Wajsbrot, Haute Mer, Gouville-sur-Mer, Le Bruit du temps, 2022 (856 pages).


Romancière, essayiste et traductrice de l’anglais (Virginia Woolf) et de l’allemand (Peter Kurzeck, Marcel Beyer), Cécile Wajsbrot est née à Paris en 1954. À la recherche de nouvelles formes romanesques depuis Une vie à soi, son premier livre paru en 1982, elle vit entre Paris et Berlin où elle a reçu en 2016 le prestigieux prix de l’Académie.

 

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A propos du rédacteur

Laurent Fassin

 

Après avoir donné un récit, A l’orée de forêts profondes (préface de Lionel Bourg, photographies de Serge Lapaz, Cognac, Editions Le Temps qu’il fait, 1987), Laurent Fassin a fondé la revue Légendes (1988-1999), en ouvrant progressivement ces cahiers à la littérature européenne (Les écrivains de la conscience européenne, Légendes, cahier hors-série, Herblay, 1997). Par la suite, les revues Théodore Balmoral et Conférence, ainsi que les Cahiers Bernard Lazare ont régulièrement accueilli ses textes en prose (récits, fictions, essais et notes). Plus récemment, un premier recueil de poèmes a paru (La Maison l’île, encres d’Elisabeth Macé, Trocy-en-Multien, Editions Conférence, 2017).