Contes des sages persans, Leili Anvar (par Yasmina Mahdi)
Contes des sages persans, Leili Anvar, novembre 2019, 240 pages, 19 €
Edition: Seuil
Du fabuleux, du révéré
Chacun des trente-deux contes de ce recueil, traduits par Leili Anvar, commence par le leitmotiv « Il était une fois, et il n’était pas, sous la voûte azurée, au pays d’autrefois », litote poétique à la manière de la trame narrative que tisse Shéhérazade au long des Mille et une nuits. Le premier conte persan parle de la beauté absolue d’une reine (brune) dont la vue tue, telle une déesse antique, Méduse qui ensorcelle, stupéfie et foudroie ceux qui la regardent, ou Narcisse au féminin qui ne se noie pas dans son reflet mais le re-duplique afin que rayonne sa splendeur aux yeux de tous, par l’intermédiaire d’un miroir. Plus loin dans l’ouvrage, c’est l’éléphant, révéré par les Bouddhistes, ou bien incarnation de Ganesh, qui est sujet à controverse et admiration : « Ainsi, nous verrons dans l’éléphant le pilier, l’éventail, la gouttière, les branches du trône et davantage… », qui rappelle, en cela, le mythe de la caverne et celui de la révélation :
« Ah, s’ils avaient une bougie à la main, la controverse aurait vite pris fin » (…), celle de placer « l’animal dans une pièce… obscure ». L’admirable métrique de Rûmî, rendue ici par Leili Anvar, accompagne la parabole musulmane d’un Islam savant, tolérant, civilisateur, une parole principalement véhiculée par un « derviche errant » ayant « fait vœu de pauvreté et de chasteté » pour un « incessant combat contre l’ego » et qui met l’accent sur la foi personnelle et l’enseignement des ordres religieux, le libre arbitre et l’idéologie. Une kyrielle d’animaux terrestres et aquatiques conversent entre eux du thème de l’exil et des dangers de l’existence. Les éléments naturels sont parfois cléments même si, au fond, s’y tapissent l’effroi et le danger.
Il est question d’aveuglement et de son contraire, la lucidité, de l’éblouissement trompeur du mirage et de sa dissipation par l’entendement et la raison, l’apprentissage, l’éducation (bien avant Kant). La forme oxymorique fait s’arc-bouter les opposés, et l’instance poétique « puise sa propre valeur de l’intérieur » (Adonis), par exemple entre les pays de neige des montagnes iraniennes et l’ensoleillement vif de l’Irak – un panoramique presque complet de ce folklore fabuleux. Également ici, le soufi accompli qui néglige la réalité organique (le désir) se trouve piégé. Les Contes des sages persans offrent un éventail très large de significations, puisant à la source de référents traditionnels. Un imaginaire emprunté à la période préislamique se perpétue, à travers la mise en garde contre les démons intérieurs, la présence du dragon qui ressuscite (hydre éternelle). L’on voyage de l’Hindoustan au Khorassan, de Samarkand à Jérusalem, de Bagdad à Ispahan, dans les récits les plus raffinés du panthéon arabo-persan en passant par des légendes populaires. Jean de La Fontaine a sûrement puisé à ce long et ancien héritage oriental, notamment au sujet de la liberté et de l’enchaînement, ici, avec l’oiseau choyé, nourri mais en cage dorée découvrant ses coreligionnaires indépendants habitant au sein des bois. Ailleurs, un riche marchand de tissu n’est pas blâmé alors qu’un aspirant à la sainteté est ridiculisé – pas d’univocité dans les règles éthiques…
Les vieux royaumes sassanides se réveillent sous la plume de Leili Anvar. Les fictions romanesques de l’âge d’or iranien forgent la généalogie des épopées et la genèse mémorielle de l’Histoire des grands empires de l’Orient. L’unité structurale des manuscrits se complète d’une iconographie aux motifs éblouissants, à la pureté graphique rarement égalée. Francis richard indique à ce propos : « On a ainsi pu parfois comparer la miniature persane à une scène de théâtre avec un décor, conçu sur plusieurs plans, constitué d’un paysage montagneux ou d’une architecture ». Les sciences naturelles apparaissent dans l’écrit : « Ça et là, des coquelicots au cœur noir et des jasmins sauvages enchantaient le regard. La nature incarnait jusque dans les fibres de la moindre brindille, une idée de l’infinie douceur ». Dans les détails miniaturisés des enluminures l’on admire des nuages en torsades, des flots et des jets d’eau, des délinéations de faune et de flore diverses, deux sublimes papillons éphémères (le signifié de l’âme), qui butinent une mousse verte dans un ciel céladon, une myriade d’oiseaux dont l’imposant Sîmorgh volant dans un azur d’or.
Le miracle occupe une place importante, du reste sous les hospices du féminin. « Marumeh, la trépassée » gratifiée « d’une beauté incomparable », dont le dévoilement la met en péril, préfère la lapidation au déshonneur, affirmant que « mon corps est un sanctuaire » inviolable. L’épouse idéale revenue d’entre les morts traverse des épreuves surhumaines qui la rendent thaumaturge, incorruptible, surpuissante, guérisseuse dotée d’une éternelle jeunesse et d’une fécondité prolixe. L’amour de la peinture (dont une célèbre querelle entre les Perses, les Byzantins et les Chinois), le goût de la musique se perpétuent dans ces contes, d’où cet avertissement du « Prophète Mohammad » : « Qui a dit que la musique était illicite ? (…) Ce qui est illicite, c’est ce qui éloigne de Dieu. (…) Crois-tu que seuls ceux qui prient comme toi et qui professent l’islam sont proches de Dieu ? ».
Yasmina Mahdi
Leili Anvar, née en 1967 à Téhéran, intègre l’Ecole normale supérieure. Elle est Docteur ès études iraniennes, agrégée d’anglais, Maître de conférences en littérature persane à l’Institut national des langues et civilisations orientales, traductrice et spécialiste de littérature mystique, animatrice de l’émission Islam sur France 2, et Chevalier des Arts et des Lettres.
VL4
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