Aimer sans savoir, être sans comprendre, Frederika Amalia Finkelstein (par Philippe Chauché)
Aimer sans savoir, être sans comprendre, Frederika Amalia Finkelstein, Gallimard, Coll. L’Arpenteur, octobre 2023, 136 pages, 16 €
Edition: L'Arpenteur (Gallimard)« Cette chambre était celle de ma mère et c’est maintenant la mienne. Les chambres contiennent des strates de mémoire : elles sont comme les contes que l’on narre le soir aux enfants. Leur matière, leurs trésors se transmettent comme un flambeau, d’une mémoire à une autre, avec la tendresse et la fragilité d’un récit fantasque où tout est à peu près possible ».
Aimer sans savoir, être sans comprendre, est le troisième roman de Frederika Amalia Finkelstein, après L’Oubli, et Survivre, un roman de l’enfance et des origines, de l’Argentine où elles se cristallisent, roman de la perte et des disparitions. La narratrice revient dans l’appartement familial à Buenos Aires, d’où elle visualise sa maison d’enfance à Miramar, qui condense en un mot le désir de regarder la mer et d’avoir son regard qui s’y perd, ce roman est aussi celui du désir et du regard. L’appartement, cet îlot de vie et de résistance, a gardé toutes les traces vibrantes du passé, de ceux qui l’ont habité, sa mère, ses grands-parents, les murs l’ont protégé des atteintes du Temps et de l’oubli, pour sauvegarder la présence du défunt.
C’est cette même mémoire qui conduit la narratrice sur la Place de Mai, où durant des décennies se rassemblèrent et marchèrent, de jour comme de nuit, les mères et les grands-mères des disparus de la dictature militaire.
Aujourd’hui, dans l’instant du roman, la foule est rassemblée pour tout autre chose, saluer une dernière fois la dépouille de Diego Maradona : « Le football, ici, n’est pas un sport, c’est la respiration du peuple, c’est l’âme de la nation, son histoire, sa beauté, son rêve et son cauchemar ». Il y a des maisons qui ne meurent jamais, car on y a beaucoup prié chez Henri Bosco, l’appartement de Frederika Amalia Finkelstein est saisi d’une même grâce, il ne peut s’effacer, tant on y a été heureux, tant ensuite on a craint le pire, les commandos de la mort. La mémoire donne du style, comme elle offre des souvenirs heureux, et des cauchemars, mais le style sauve toujours les écrivains inspirés et visités. La narratrice porte celle des langues, qu’elle a entendues, le yiddish et l’espagnol de ses grands-parents, le français de sa mère, mais les langues du passé, trop douloureuses, se sont envolées comme des amours d’enfance.
« Je ne résiste pas à chanter à voix basse le tango de Gardel, et la mélodie qui émane timidement de ma gorge devient une longue respiration de l’enfance ; je me revois dans la salle de bains, observant ma mère qui se coiffe en chantant le même air. Quand elle chantait du tango, son visage se transfigurait, je pouvais voir son sourire instantanément éclore ».
Frederika Amalia Finkelstein est un écrivain inspiré, animé d’un souffle romanesque, c’est ce souffle qui fait se lever la pâte romanesque, qui irrigue sa composition. Une composition saisissable dès son titre, éblouissant et troublant, que le déroulé romanesque va partiellement éclairer, car il restera des zones d’ombres, comme chez Bosco encore une fois. Ce roman rare, comme on le dit d’un diamant noir, conjugue avec grâce le passé complexe et le présent singulier. Il creuse tout autant les souvenirs, que la langue et donc le style, c’est ce qui fait sa force et sa beauté. On est troublé et touché par le talent de Frederika Amalia Finkelstein, à la jeunesse romanesque, à la vision juste et profonde du monde, de notre monde, ombré par le passé, qui l’oblige, tout en lui donnant la liberté de s’en défaire. L’écrivain s’engage réellement dans ce roman, comme elle le fit encore avec bonheur dans les deux précédents, un engagement qui n’est pas sans évoquer celui de Michel Leiris écrivant De la littérature considérée comme une tauromachie en 1946 (1). Et l’on devine, et même l’on voit dans ce roman, cette corne de taureau, qui hantait Leiris, preuve de vérité s’il en était, de la vérité du romancier mis à nu, comme elle l’est pour le torero évidemment, elle n’autorise aucun faux pas pour l’un, aucun laisser-aller pour l’autre, aucun faux-semblant pour l’un et l’autre. Aux arènes lors de grands triomphes, le public lance : torero, torero, torero ! Ici, il convient d’écrire : écrivain, écrivain, écrivain !
Philippe Chauché
(1) L’Âge d’homme, De la littérature considérée comme une tauromachie (Folio)
L’Oubli ; Survive ; Aimer sans savoir, être sans comprendre ; sont publiés par L’Arpenteur (Gallimard).
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