Tuer, Richard Millet
Tuer, septembre 2015, 120 pages, 15 €
Ecrivain(s): Richard Millet Edition: Léo Scheer
En 2009, Richard Millet (1953) publie La Confession négative, récit par son double fictionnel de son engagement auprès des forces chrétiennes au Liban en 1975, alors qu’il est âgé de vingt-deux ans. Il y va par principe, mais aussi pour, si on peut dire, mettre en œuvre la littérature, ainsi que le montre ce bref extrait : « Oui, la guerre seule peut donner à l’écrivain sa vérité. Sans elle, que seraient Jünger, Hemingway, Faulkner, Céline, Drieu la Rochelle, Malaparte, Soljenitsyne, Claude Simon, pour ne pas parler d’Homère ? » La guerre comme cristallisation du désir littéraire ? Il y a plus sot comme théorie…
Six ans plus tard, Millet publie un récit sobrement intitulé Tuer, récit dont l’origine est expliquée dans son premier paragraphe : « Une inconnue s’est approchée de moi, à Paris, en octobre dernier, après une rencontre au cours de laquelle je parlais de mes livres, pour me demander si j’avais tué, autrefois, au Liban ». Cette question génère une réflexion d’une centaine de pages autour de thèmes déjà croisés dans l’œuvre de Millet en général (la langue, sa force, le respect dont elle est digne) et dans La Confession Négative en particulier (le lien entre guerre et littérature, lien noué par les auteurs déjà mentionnés dans ce roman, et qui sont à nouveau à l’honneur dans le présent récit, mentionnés ou cités en épigraphes).
A l’inconnue, il répond par le silence, ce qui semble convenir à celle-ci (« Le silence est la plus pure occurrence de la parole – ce qui hante nos textes et à quoi nous confions le plus souvent nos prières ») ; au lecteur, il répond par la positive en racontant un épisode évité dans La Confession Négative.
Pour autant, comme l’auteur le dit lui-même, il ne s’agit pas de réécrire La Confession Négative (« Pas question de donner ici le scrupuleux récit de ce que j’ai fait au Liban et qui se trouve en grande partie dans la Confession, que je ne ferais donc que redoubler de façon tatillonne » – ce qui donne toute sa richesse spécifiquer à Tuer), il s’agit de montrer la confluence entre l’écriture et la guerre, le fait d’avoir fait celle-ci. Ce seul fait oppose Richard Millet, ainsi que tout un système de valeur qu’on lui a suffisamment reproché, au point de le mettre quasi au ban de la société littéraire, mais sans que cela lui fasse perdre une once de sa fierté, au monde des gratte-papier-chatouille-nombril : « Cela [tuer fait partie d’une poétique], mes accusateurs l’ignorent, écrivains qui n’ont rien vécu et qui tiennent à faire bonne figure dans une dévotion à l’éthique devenue un lieu commun petit-bourgeois, la clé de voûte d’une pensée politique qui a enterré la littérature dans la religion de l’humanité, c’est-à-dire dans le kitsch littéraire ».
Car Richard Millet, le savent tous ceux qui ont lu au moins un de ses romans, se fait une haute idée de la littérature en tant qu’empoignade stylistique avec le réel : « Il y a dans le refus de la guerre et de l’ambition littéraire une concomitance qui reste à explorer et qui explique la postlittérature contemporaine, ce gigantesque déni du réel au sein de l’inversion générale des valeurs et de la prolifération des simulacres romanesques ». Les journalistes au service des maisons d’édition, ceux qui ont besoin de la nouveauté à tout prix pour exister, liront dans ces lignes de l’amertume, voire de la jalousie (jalousie de qui ? de Christine Angot ? de Laurent Binet ? ou d’un quelconque amputé stylistique ?) ; les autres, ceux qui lisent en cherchant des phrases à monter et à dompter, et à chevaucher, savent à quel point Richard Millet a raison, et à quel point son œuvre est l’illustration de son propos.
Nulle part dans Tuer, qui raconte aussi, et surtout, le parallélisme entre les conditions dans lesquelles Millet partit au Liban il y a quarante ans et son état d’esprit littéraire en 2015, il n’est question d’amertume, de geignardise (alors que le « milieu dit littéraire » l’a proprement lynché et abandonné, trop heureux de faire tomber la statue d’un commandeur actuel après l’Eloge littéraire d’Anders Breivik, que personne dans ce milieu mafieux n’a bien sûr pris la peine de lire en toute honnêteté, au même titre qu’est tombé un Renaud Camus) ou d’esprit de revanche ; l’auteur s’explique, entre autres sur son état d’esprit au moment de rédiger La Confession Négative, dresse des parallèles entre l’aveuglement de 1975 et celui d’aujourd’hui, cette croyance un peu folle en un « islamo-progressisme » oxymorique, mais aussi l’abandon des chrétiens d’Orient : « L’indifférence est l’un des accomplissements de la propagande autant que du narcissisme : en cela l’Etat islamique et les démocraties occidentales sont objectivement complices ». Nulle part il n’est question de se justifier, de se faire pardonner, malgré la foi, malgré le partage du corps du Christ, mais juste d’expliquer, avec une puissance verbale aussi rare que précieuse, et lorsque Millet évoque l’intervention de Joseph Saadé à « Apostrophes » en 1989, le lecteur attentif sait que c’est de lui-même qu’il parle : « Saadé ne dérangeait pas seulement par ce qu’il racontait d’insoutenable mais parce que, sans le savoir, au sein de la grande falsification littéraire opérée par Pivot et ses clients, il faisait entrer l’horreur biblique d’un événement dans la culture pivotisée ».
Alors, oui, dans ce récit, il est question de tuer un homme – plusieurs peut-être… – et cela va soulever le cœur de la bien-pensance et lui donner du grain à moudre contre Richard Millet, l’un des plus grands écrivains à faire honneur à la langue française de nos jours ; à ceci près que l’acte ne ressortit pas à la petite morale usuelle, et c’est ce que montre l’auteur : il ressortit à la geste littéraire d’une époque qui se refuse cette ultime élégance que d’avoir des romans, des livres dignes d’être lus. A l’image de ceux de Richard Millet.
Didier Smal
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